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12H37 - vendredi 10 septembre 2021

Pour Jean-Denis Bredin (1929-2021)

 

Jean-Denis Bredin

J’étais alors étudiant puis jeune avocat :  il se disait que le prof avait « francisé » son nom (Hirsch) – il avait en réalité, adopté celui de sa mère après une enfance douloureuse – mais à l’époque, dans les années soixante-dix, franchement, personne n’en avait rien à faire. Si cela lui convenait, c’était l’essentiel.  J’ai souvent pensé que ce choix avait été dicté par son désir de discrétion, la peur des éclats, la volonté d’apaisement. Cet homme détestait les tragédies, pour les avoir côtoyées trop jeune. Il privilégia toujours la négociation, l’arbitrage, l’intelligence à l’anglaise.

Jean-Denis Bredin recevait dans un bureau pas très grand du faubourg Saint Honoré, venant après une large salle d’attente écrasée de magnifiques livres d’art. Mais la pièce de l’entretien était, elle, d’une tristesse à pleurer. L’avocat était assis le dos à la fenêtre, face à un tout petit bureau. De trop épais rideaux faisaient régner une pénombre que deux loupiotes ne suffisaient pas à dissoudre, alors que le soleil régnait dehors. Pour parfaire cette ambiance de boudoir de vieille dame, l’homme parlait d’une belle voix mais si douce que, pour l’avoir ensuite entendu s’exprimer à la tribune du MRG (mouvement des radicaux de gauche) dont il était le vice-président, je crois ne pas insulter ses mânes en affirmant qu’il était tout sauf un tribun. C’était l’homme de l’intelligence réfléchie. Organisant alors des dîners-débats entre confrères à Reims, à Lille, je l’entendis me répondre de ses yeux bleus si tristes à la fausse question que je posais : « – Le métier d’avocat n’était pas suffisant » par une interrogation discrète :  – C’est trop facile (n’est-ce pas) ? Cela correspondait exactement à ce que je pensais, et sans aucun doute lui aussi, sa réponse l’attestait, car blablater sans avoir à prendre de décision, ce n’est qu’une moitié d’orange.

Lui avait pris auparavant une décision, celle d’écrire une histoire détaillée de l’affaire Dreyfus. Le livre était paru et je me l’étais procuré. J’étais alors avocat, et je devais plaider le lendemain une sombre affaire civile, avec des ramifications partant en tous sens. Je m’étais couché tôt pour avoir les idées claires. Juste avant de m’endormir, j’ouvris son livre, un pavé sur Dreyfus. Le livre me retint la nuit entière. L’affaire du capitaine comportait, on le sait, de nombreux épisodes, dont les moindres étaient empreints d’une violence illimitée – je dis bien illimitée – des adversaires du soi-disant traître. La droite française s’était à tort engouffrée dans ce salmigondis inextricable, en couvrant éhontément des auteurs de faux et de vrais antisémites. A l’époque, personne ne se doutait, exceptés deux trois colonels, que cette « mise en vedette » d’un capitaine juif couvrait une opération d’enfumage en direction de l’Etat-Major allemand, afin de lui dissimuler l’authentique mise au point du fameux canon qui donnerait l’avantage à l’armée française en 1914. Dreyfus, polytechnicien et pas né d’hier, s’était douté du montage : ce qui expliquait le relatif silence, étonnant et à charge, du capitaine bientôt dégradé, condamné, déporté.

L’affaire avait déchiré la société française : Proust le rapporte dans sa Recherche comme le caricaturiste Caran d’Ache : « ils en ont parlé ». Elle n’avait pas tout à fait tué Dreyfus (1859-1935), mais elle tua Zola (1840-1902). Quant au niveau extrême de violence de la presse antidreyfusarde et antisémite d’alors, il faut la relire pour le croire : elle annonçait les pires exemplaires du Stürmer des années trente. Et la fameuse diatribe « C’est la revanche de Dreyfus ! » proférée par Charles Maurras depuis son box de condamné en 1945, m’est toujours apparue comme une des phrases les plus bêtes – décalées et injustes – de l’Histoire.

Dans l’Affaire, son ouvrage consacré à Dreyfus, Bredin s’était, lui, attaché à tout démonter et son exercice mettait en évidence les manigances d’un groupe d’officiers, de l’Etat-major mais surtout, les trucages des juges. Cela révoltait l’âme. Je refermai l’ouvrage et sans avoir dormi, me traînai à mon audience pour bafouiller comme on l’imagine. L’œuvre me poursuivait et me faisait du bien. Elle me rassurait : ce qui compte, ce ne sont pas les avatars de la justice, la médiocrité profonde de tant d’intervenants, magistrats, avocats, généraux et menteurs, c’est la Vérité.

La Vérité, c’est la première valeur, la justice n’est que sa servante. Que l’affaire Dreyfus se soit « bien terminée » est fondamental pour notre pays.

Par la suite, Jean-Denis Bredin, entré à l’Académie française en 1989, produisit nombre d’ouvrages dont la vérité m’oblige à dire qu’ils ne m’empêchaient plus de dormir. Bien que professeur – le plus jeune agrégé – avec un long cursus et quelques ouvrages de droit faisant autorité, spécialiste du cinéma, Bredin demeurait d’abord un avocat.  Un professionnel qui « sentait » parfaitement l’audience. Je dois à la vérité de l’avoir parfois trouvé angélique, notamment par sa formule : « être avocat, c’est interdire à la haine d’être présente à l’audience. » La haine, comme tout sentiment humain, ça ne se commande pas, même si l’avocat doit ne pas relayer celle de son client, mais la traduire en termes qui l’annulent tout en la rendant compréhensible. Pas facile, l’exercice…

Mais Bredin se doutait d’un phénomène autrement plus grave, l’incursion d’une coterie de magistrats dans la sphère politique. Ce qu’il nomme gentiment « théâtralisation » va bien au-delà. L’affaire Fillon et le cabinet noir avec ses quatre affidés – qui à ce jour se portent toujours très bien – le démontrent. Jean-Denis Bredin avait écrit : « Que le juge ne s’attribue pas pour rôle d’être le grand purificateur ». Mais finalement, je retiens le mot « purification » le temps d’une élection. Purifions la magistrature et que le peuple souverain élise ses juges !

Je suis certain que Jean-Denis Bredin aurait levé un sourcil en entendant cette idée, désormais ce projet et pas certain qu’il les ait rejetés sans y avoir, à sa manière, réfléchi longuement.

Jean-Philippe de Garate