Il faut écouter les chanteurs. Leurs mélodies bien sûr, mais aussi les paroles qui les scandent. Nougaro avait en son temps évoqué Louis Armstrong. Et la couleur de ses os : blancs ou noirs ? Nougaro s’en est allé et après lui et tant d’autres, a fondu cette merveilleuse – dans les deux sens du mot « merveille », qui comportent aussi l’illusion – cette merveilleuse période d’optimisme. Que de doux souvenirs que ceux de la vie ! Qui n’a pas foulé le pavé du boulevard Saint Germain-des-Prés lors de la première fête de la musique ne sait pas ce qu’est la sensation d’une naissance… marcher avec Jacques Higelin, et tant d’autres, enflait nos poitrines d’un air somptueux. Désormais, couronnement des « trente hideuses » (1990-2020), la fausse chauve-souris fait taire et règne sur le monde, de Brasilia à Djakarta.
Cette génération des soixante-huitards s’en va, et avec elle bien des interrogations soulevées par elle mais aussi, de lourdes traînées beaucoup moins subtiles et précieuses que la musique d’alors et d’après : ses politiques et hauts-fonctionnaires relookés jamais sortis de leur petit monde et écrasant le pays, ses maoïstes reconvertis en actionnaires, les sectes de toute obédience, de toute orientation, cette indécente gauche caviar. Dans dix ans, ceux qui furent « in » seront « out », et ce sera fini.
Le totalitarisme décomplexé s’installe. Confinement ou pas, tête dans l’axe et corps dans l’alignement pour tout le monde, à commencer par la soumission de nombre « d’intellectuels ». Qui veut écrire l’Histoire se heurte à 12487 lois et autant de procès… Formatage des « élites » et désespoir du plus grand nombre. Notre Dame en feu et désormais, dans la basilique Sainte-Sophie de Constantinople où fut hissée la croix du Christ par le basile Héraclius, une mosquée de plus. Atatürk le laïc définitivement oublié dans la cendre d’Anatolie… Un certain Proche-Orient avance sans vraie riposte, de La Mecque à Nouakchott, de Molenbeek à nos cités, nos mairies…
Le monde est orphelin du rêve occidental et l’Asie lointaine n’offre pas une part de rêve. A l’est, rien de nouveau : source de sagesses ? Repaires des dragons et deux trois pangolins bien armés. Etonnons-nous après cela que, la tête ayant horreur du vide, celle de nos compatriotes se remplisse de toutes les chimères, les abominations, voire rejoignent les adorateurs d’une religion de mort…
Quoi qu’on en ait, prix Goncourt, pas prix Goncourt, la capitale de la langue française n’est décidément plus Paris, mais telle ville d’Afrique, Yamoussoukro peut-être…
Teri Moïse (1970-2013) était une Afro-américaine. Elle avait beau être née à Los Angeles, pour se donner la mort à Madrid, elle chantait en français, avec une profondeur inégalée. Et quelques mots qui résument tout :
« Michelle veut croire… en l’innocence que sa vie ne permet pas. Si jeune, trop mûre… Elle connaît déjà la faim, les nuits dures. Elle s’écrit une vie… Pour pouvoir tout changer. Dans les poèmes de Michelle, les enfants ont des ailes… Pour (…) s’enfuir de tout »
Quel nouveau souffle ? Les épreuves de la Covid, celles de la crise économique dont les effets ne sont pas encore mesurés dans leur ampleur, leurs abysses financières, les contre-coups sur les libertés publiques, sur les psychismes, l’ébranlement de la confiance dans l’Etat, le doute des Français les plus bienveillants quant à cette politique « en même temps » qui s’apparente à « demain, peut-être, hier sans doute » … la liste est longue. Cette fissuration de notre monde, c’est un peu comme une cruche qui se casse. Parce que les racines d’une plante vivante ne se satisfont plus d’un cadre si sec, si étriqué. Ce monde de l’interdiction de penser…l’interdiction de dire ce qu’on constate… Il faut écouter de la musique ! Chanter… danser ! survivre.
Jean-Philippe de Garate