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06H47 - mercredi 6 octobre 2021

République tchèque : oligarques et énergie, le mélange néfaste qui secoue la démocratie

 

C’est l’un des litiges frontaliers qui gêne jusqu’au sommet des instances européennes, qui ne
peuvent que constater le blocage entre ses différents États membres. Le 20 septembre, la Cour de
justice de l’Union européenne a condamné la Pologne à 500 000 euros d’astreinte par jour pour
forcer Varsovie à suspendre l’extraction de charbon dans sa mine de Turow, dans le sud-ouest du
pays.

Située dans une zone mitoyenne avec l’Allemagne et surtout la République tchèque, la mine de
Turow alimente une centrale thermique, qui représente environ 5% de la production polonaise
d’électricité. Cependant, Prague et Berlin considèrent qu’elle cause de graves nuisances aux
habitants de la région, ce qui a légitimé l’action en justice et le soutien de l’Union européenne.
Plus que l’Allemagne, la République tchèque s’avère singulièrement véhémente, le chef du
gouvernement, Andrej Babis, s’étant particulièrement engagé sur le sujet. Une implication dans un
dossier sensible qui, loin de se justifier par la seule défense des habitants de la région frontalière
tchéco-polonaise, met en lumière les imbrications complexes de l’exécutif tchèque et des enjeux
énergétiques en Europe centrale.

Un coup d’œil sur les intérêts concernés dans le monde de l’énergie en République tchèque mène en
effet très rapidement aux sommets du pouvoir local. Dans le pays, qui exploite et subventionne
encore des mines de charbon tout aussi polluantes que la mine de Turow, sans que le sort des
riverains n’émeuve le pouvoir de Prague, l’oligarque numéro 1 dans le secteur du charbon s’appelle
Pavel Tykac. Selon des sources presses tchèques, le magnat des mines tchèque et le chef du
gouvernement entretiennent des relations, initiées à l’origine par Petr Soukenka, ancien membre des
services spéciaux tchèques et favorisant les affaires privées du magnat et de l’homme d’État, au
détriment des citoyens tchèques. Les deux hommes avaient de toute façon des connexions
antérieures, issues de leur enrichissement dans les années 1990 à l’époque de la privatisation des
géants économiques de la période socialistes.

 

Andrej Babis, qui a connu une ascension difficile aux manettes de l’État tchèque en 2017 – son premier gouvernement a rapidement fait face à une motion de défiance au parlement – prépare maintenant sa sortie et son retour dans le domaine des affaires, en s’appuyant à la fois sur son patrimoine accumulé avant sa carrière politique, et les avantages que va pouvoir lui fournir cette dernière.

Avant d’accéder au pouvoir, Babis était déjà la deuxième fortune du pays et dirigeait surtout depuis 1995 la holding Agrofert, un géant financier avec des participations dans pas moins de 250 entreprises sur des secteurs stratégiques comme l’agroalimentaire, les produits phytosanitaires, les médias et surtout l’énergie. Selon des sources média tchèques – parmi ceux du moins qui n’ont pas été rachetés par Agrofert -, le futur ex-chef de gouvernement envisage d’acquérir une part du capital de Cepro, ancienne société d’État depuis privatisée, pour spécialiser l’exploitation/transport de biocarburants et de pétrole. Le coup serait stratégique pour l’homme d’affaires-politicien puisque les entreprises liées à Agrofert étaient déjà les principaux fournisseurs de Cepro. L’homme fort de Prague aurait alors une mainmise totale sur toute une chaîne de valeur sur ce secteur sensible,
faisant peu de cas des soupçons de conflit d’intérêts dont une partie de l’opinion tchèque s’émeut.

 

Les intérêts gaziers russes en coulisses ?

La probable future position dans l’énergie d’Andrej Babis et la tension intra-UE sur le conflit tchéco-polonais sur les mines de charbon fait surtout les affaires d’une autre puissance se frottant les mains de voir ainsi l’Europe en pleine dissension : la Russie. Il est difficile de mesurer avec précision l’emprise de Moscou sur le dirigeant tchèque. En apparence, Babis a toujours eu une attitude de fermeté vis-à-vis du Kremlin, n’ayant pas hésité en avril 2021 à faire expulser dix-huit diplomates Russes dans une affaire d’espionnage. Pourtant, Andrej Babis a pris à plusieurs reprises des positions favorables à la Russie, remontant même à 2015 où, alors ministre des Finances, il n’hésitait pas à
considérer les sanctions européennes, suite à l’invasion de la Crimée, comme étant « insensées ».

Dans les faits, Babis et Moscou partagent, dans le domaine de l’énergie, un intérêt commun : la fin de l’exploitation du charbon dans les pays de l’Union européenne en faveur notamment du gaz russe. La Fédération peut se satisfaire d’une évolution du mix énergétique en défaveur du charbon, le recul de ce dernier profitant à son géant gazier Gazprom et son gazoduc Nord Stream qui la relie directement à l’Allemagne par la mer du Nord. L’Union européenne constitue un débouché commercial de choix
et le gazoduc permet un acheminement à moindre coût tout en évitant les pays qui, jusque-là, pouvaient créer des problèmes sur la route purement terrestre, soit l’Ukraine et… la Pologne. Le secteur énergétique russe est, de plus, coutumier de rallier à sa cause des anciens chefs d’exécutif européen comme il l’a déjà fait lorsque Gazprom a intégré dans son conseil d’administration l’ancien Chancelier allemand (1998-2005) Gerhard Schröder.

La République tchèque de son côté accompagne en surface cette transition qui sera favorable in fine à la Russie. Après avoir envisagé dans un premier temps la fin de l’exploitation de ses mines à charbon d’ici 2038, les autorités tchèques conservatrices – initialement peu empressées de mettre fin à l’industrie charbonnière nationale – souhaitent accélérer le mouvement. En effet, les mines de la région d’Usti nam Lamebd (nord-ouest du pays) vont être démantelées et les autorités se reposent notamment sur les 1,5 milliard d’euros du Fond pour une transition juste de l’Union européenne.

Plus en profondeur encore, c’est plus qu’un accompagnement qu’offre Prague à Moscou, c’est un soutien franc et massif en faveur du Nord Stream 2 et même de l’utilisation par Gazprom du gazoduc Opal, qui connecte le Nord Stream 1 à la République tchèque. Un gain direct qui vaut bien pour Andrej Babis le sacrifice des centrales à charbon tchèques… et polonaises au nom de considérations écologiques.

Ces choix stratégiques auront aussi un intérêt évident pour Moscou et mesurable en devises sonnantes et trébuchantes : des rentrées d’argent pour le gaz russe qui viendra prendre la place laissée vacante par la fin du charbon en Europe centrale alors que celui-ci a pourtant des débouchés, là où le gaz, lui, voit ses prix s’envoler.

Et si les exploitants de charbon tchèques ou polonais seront les perdants de l’affaire, Gazprom ou les autres géants russes ne seront pas les seuls gagnants : les sociétés tchèques qui œuvrent dans le domaine des énergies pétrolières ou gazières sauront profiter du marché qui se redessine, au premier rang duquel… Agrofert, la holding des intérêts financiers de Babis.

De quoi normaliser les relations et rapprocher un peu plus encore Prague et Moscou qui, sans l’afficher formellement, voient leurs dirigeants agir sur des intérêts communs dans le domaine énergétique que ce soit pendant leur passage au pouvoir que lors de leur retour aux affaires privées.

Reste enfin une dernière question : la République tchèque et ses oligarques vont-ils agir dans d’autres domaines économiques aussi sensibles que la question énergétique ? Concernant l’armement, l’attention commence à se porter sur la reprise de ventes en 2021 d’armes à la Moldavie qui les réexpédie ensuite à la Biélorussie, ou au Donbass en Ukraine pour les faire rentrer en Russie en contournant les contraintes strictes de l’UE. Si l’affaire se confirme, il s’agirait d’une nouvelle brèche dans l’Union européenne en faveur des intérêts russes dont la République tchèque constituerait là aussi la faille d’entrée.

 

Nikola Patras