De la honte à la gloire
Le fait divers a toujours existé, même dans les civilisations antiques. Pendant des années, on le classait — par mépris — dans la chronique dite des « chiens écrasés », honte à celui qui s’y intéressait. Mais le monde a changé, les médias aussi, et aujourd’hui, seul compte l’audimat : le fait divers s’est métamorphosé en fait de société et les grands médias lui font la part belle. Les émissions et les séries se succèdent sur les plus grandes chaînes d’informations et les plateformes de streaming, ce qui était impensable des décennies auparavant. Radioscopie a été remplacé par L’heure du crime.
Grégory : le roman du siècle
L’affaire qui a mis en orbite spatiale le fait divers en France, c’est Gregory. Un garçonnet est retrouvé noyé dans les eaux glacées d’une rivière de montagne. Ce qui a fasciné le pays, ce n’est pas tellement l’horreur du crime, mais le mystère qui l’entoure, d’autant que ce mystère est familial, enfermé dans un huis clos de boue et de misère. C’est du Agatha Christie version populaire, un manoir transformé en usine, un châtelain devenu contremaître. Comme dans un roman, quelqu’un (l’auteur) sait et cache la vérité. Qui a tué ? Seul ou à plusieurs ? Comment ? Pourquoi ? Le crime est devenu romanesque.
Marguerite Duras travestie en Sherlock Holmes
A Lépanges-sur-Vologne, le crime n’a pas eu lieu par hasard, sur un coup de tête. Il existe un corbeau, un homme ou une femme, ou plusieurs, qui tirent les ficelles de cette sordide conspiration. Dans cette famille vosgienne, en apparence sans histoire, il existe des menteurs et des criminels. Si l’affaire avait été résolue en quelques heures — ce serait sans doute le cas aujourd’hui grâce à l’ADN —, personne n’aurait entendu parler de cet imbroglio où les morts se sont succédé. Même Marguerite Duras, au sommet de sa carrière, s’est emparée du sujet dans un extravagant article publié par Libération : « Sublime, forcément sublime Christine V. »
Le cold case super star
Des décennies plus tard, chez les Thénardier des Vosges, quelqu’un sait, mais ne dit rien. Voilà l’autre grand succès de l’affaire Gregory. Le mystère reste entier, les rebondissements se succèdent, les médias annoncent qu’on s’achemine vers la vérité, mais la vérité, toujours, s’enfuit, on lui court après sans jamais la rattraper. Des millions d’aficionados sont tenus en haleine. Le « bon » fait divers est un fait divers qui dure et qui, parfois, n’est jamais résolu. Si Xavier Dupont de Ligonnès avait massacré sa famille avant de se suicider dans sa maison bourgeoise de Nantes, on aurait rapidement oublié le drame. Le sel de cette histoire, c’est qu’il a disparu. Mort ? Vivant ? Lui seul le sait et la France se passionne pour une tuerie nimbée de mystères impénétrables. Le bon fait divers est construit comme un roman policier : prologue, rebondissements, plusieurs suspects, et parfois, des années plus tard, un dénouement que personne n’attend. L’affaire dite du « grêlé » est l’exemple le plus stupéfiant : le tueur en série n’était autre qu’un placide policier que personne n’avait soupçonné. Le meilleur fait divers, celui qui écrase tous les autres de sa splendeur morbide, est le cold case. Un crime, une disparition, un enlèvement : des décennies plus tard, on ne sait toujours pas ce qui s’est passé. Cold Case est d’ailleurs une des émissions les plus regardées au monde.
Christophe Ferré
Auteur de polars
Son dernier thriller, Soleils de sang (L’Archipel, octobre 2021), a pour point de départ l’affaire Dupont de Ligonnès.