Bonjour Olivier Houdan, vous êtes historien et citoyen calédonien. Déjà en 2018, lors du premier référendum sur l’indépendance, vous aviez répondu à Opinion Internationale. Je commencerai par un point d’histoire qu’il est difficile de comprendre : comment expliquez-vous que les Accords de Nouméa aient prévu trois référendum en cas de vote favorable au maintien dans la République française ? Un seul référendum ne suffisait-il pas ? Par exemple, les Québécois attachés à prendre leur indépendance du Canada se sont grosso modo prononcés une fois par génération.
Au moment des négociations politiques de l’accord de Nouméa qui se sont tenues en Nouvelle-Calédonie entre février et mars 1998 et leur traduction juridique ayant abouti à la loi organique du 19 mars 1999, les délégations du FLNKS et du RPCR et les conseillers des cabinets ministériels présents avaient validé la sortie de ce processus de décolonisation gradué, partagé et irréversible, de cette manière. Les trois référendum ou, devrions nous écrire, les consultations référendaires, sont le fruit d’un accord politique négocié où la recherche d’un consensus équilibré et admis par tous fut le credo.
Le référendum de dimanche 12 décembre a-t-il des allures de vote communautaire ou ethnique ? Est-il pertinent de considérer que les kanaks sont pour l’indépendance, les caldoches pour le maintien dans la République française ? Ou est-ce plus compliqué que cela ?
La carte des résultats électoraux tels qu’ils sont apparus au soir du 4 novembre 2018 et du 4 octobre 2020 a reflété les grands cisaillements de la réalité démographique, culturelle et sociologique de la Nouvelle-Calédonie qui a pour fondements son histoire et en particulier, celle de son peuplement et de ses dynamiques migratoires.
Ils nous renvoient de prime abord l’image d’un vote ethno-communautaire, qui est certes fondé, mais à y regarder de plus près, doit aussi être nuancé. Apparaissent alors, des angles moins aigus, des schémas contrariés, des truismes fragilisés. Dans certaines communes de la côte Ouest, le vote en faveur de l’indépendance avait dépassé très largement le score traditionnel des indépendantistes aux municipales ou aux législatives, que n’explique pas, seule, la forte mobilisation de cet électorat. Dans les quartiers populaires du Nord de la presqu’île de Nouméa, les deux-tiers des nouveaux votants avaient choisi le « oui ».
Avec la science électorale coincée entre les mathématiques et l’arithmétique et l’acte civique motivé par les sentiments et les ressentiments, l’analyse habituelle peine alors à envisager les coulisses comme une autre scène. De surcroît en milieu insulaire où les relations humaines additionnent horizontalité, verticalité et profondeur, filiation et héritages, espace, temps, lien coutumier, très grande fidélité à un parti, religion et compétition de prestige, les généralités gagneraient en humilité.
Vu de la lointaine France géographique, la carte mentale de la Nouvelle-Calédonie synthétise les traditionnels rapports de force binaires quais manichéens et se doit de le rester. Vue d’ici, la simplification est un écueil que le citoyen calédonien, conscient des difficultés à enlacer toutes les combinaisons produites par l’Histoire, se garde bien d’emprunter la voie. Voter pour des idées et pour celles et ceux qui les incarnent n’est jamais chose aisée. Surtout quand il s’agit d’un choix générateur de tant de prodigieux bouleversements qui auront des répercussions sur toutes les générations actuelles et futures.
Que pensez-vous de cette assertion : « sans l’aide de la métropole, le système de santé et l’économie auraient sombré avec la crise Covid ». Et plus généralement, la Nouvelle-Calédonie n’a-t-elle pas beaucoup à perdre à devenir indépendante ?
Nous sommes en 2021. Le mur de Berlin est tombé il y 32 ans, l’URSS a expiré il y a trente ans et depuis 1988, 25 nouveaux États souverains ont été reconnus par la communauté internationale. Le pragmatisme a pris l’ascendant sur les idéologies et des peuples exigent encore leur propre État. Les multinationales dirigent le monde et l’Intelligence artificielle remisera l’Humain à un rôle secondaire. Demain, encore plus qu’aujourd’hui, sera souverain le gouvernement d’un pays qui garantira à ses populations une ressource en eau, en qualité et en quantité, qui assurera la production de ses propres semences dans un système d’autosuffisance alimentaire, qui organisera la protection de sa biodiversité, qui repensera les lieux de vie et les politiques publiques en fonction des bassins versants, qui aménagera l’espace vers les piémonts en se détournant des littoraux submergés. Notre dépendance au Vivant va aller grandissant. Bénie des dieux, la Nouvelle-Calédonie doit financer l’adaptation au changement climatique grâce à ses ressources minérales, délocaliser ses usines métallurgiques au plus près des marchés et se préparer aux énormes défis provoqués par les déchaînements de la Nature et la rupture des équilibres millénaires.
Tous ces votes ne sont-ils pas un faux débat, la Nouvelle-Calédonie étant le territoire le plus autonome des Outre-mer, disposant à certains égards d’une souveraineté partagée ?
En effet, la Cité calédonienne a très souvent, pour ne pas dire toujours, revêtu des costumes statutaires taillés par les circonstances et pour les particularités locales. Ainsi au cours du segment d’histoire contemporaine que l’on peut faire débuter ici, dans l’immédiate après-guerre, avec l’abolition programmée de l’Indigénat (1946) puis l’extension locale de la loi-cadre Defferre (1957) et son autonomisation de décision, de gestion et d’action politiques jusqu’à l’accord Matignon-Oudinot (1988), l’accord de Bercy sur le nickel (février 1998) et enfin l’accord de Nouméa (mai 1998), les élus calédoniens ont toujours fait prévaloir en plus de la spécificité législative, une prétention (justifiée ?) à la reconnaissance de leur particularité au sein de la nation et de la République française. L’habitude de l’amplitude dans la gestion des affaires calédoniennes et le réflexe d’opposition à la restriction de leurs pouvoirs locaux sont une constante.
A l’heure d’aujourd’hui, aucun des « confettis ultra-marins de la République » ne dispose d’autant de franchises et de libertés que la Nouvelle-Calédonie. Notamment depuis l’Accord de Nouméa (qui a, à de multiples égards, fait recouvrir aux élus locaux la nostalgie de la loi-cadre des années 50 où tout était politiquement et culturellement possible) pensé comme un processus de décolonisation d’une part et de construction civilisationnel d’autre part. Les signataires entérinèrent la promotion de l’emploi local, la création d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie (les bénéficiaires sont les seuls Français à évoluer dans trois cadres civiques gigognes), la restriction du corps électoral aux élections territoriales, le vote de lois propres au pays (faisant du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, le troisième législateur de la République), le transfert de compétences, la création d’un exécutif local aux pouvoirs étendus ou encore l’association à la représentation régionale de la France.
Ces dispositions singulières, souvent irréversibles, parfois transitoires, font indéniablement de la Nouvelle-Calédonie un cas unique dans tout l’Outre-mer français et au-delà dans l’Histoire de notre République.
Que se passera-t-il à partir du 13 décembre selon vous ? On refermera la page des discussions institutionnelles ou celles-ci continueront-elles ?
L’impérieuse nécessité du dialogue et de l’inter-reconnaissance est une marque de la vie politique locale depuis ces 70 dernières années. L’oublier, c’est ignorer sa propre histoire, et prendre de sérieux risques de déstabilisation. Mais pour qu’il y ait dialogue entre les principales forces politiques, il faut d’abord réunir les conditions du dialogue. Les semaines qui suivront le 13 décembre seront surtout motivées par cette recherche. Elle sera longue, difficile et délicate car proportionnelle aux déconvenues, aux désillusions et aux traces laissées depuis l’imposition unilatérale de la part de l’Etat du choix de la date du dernier référendum et de l’âpreté d’une non-campagne électorale. Quitter la table, comme la renverser est une chose, y revenir pour négocier en est une autre.
A partir de quel taux de non-participation au référendum, jugerez-vous celui-ci non valable politiquement ?
Quel que soit le résultat du 12 décembre, le scrutin sera juridiquement conforme et légal mais sera-t-il légitime au regard de l’Histoire ? En Nouvelle-Calédonie, le pivot de la vie politique a toujours oscillé entre deux pôles, celui de la légalité et celui de la légitimité. Les accords politiques successifs depuis le premier accord de Nouméa en septembre 1952 n’ont eu de cesse de faire correspondre le droit avec l’Histoire et non l’inverse et de tenter de juxtaposer le texte au contexte. La prochaine architecture politique et institutionnelle ne saurait être en décalage voire en opposition avec cette réalité intrinsèque.
Vous êtes professeur d’histoire-géographie au collège : les enfants sont-ils sensibles aux débats sur le référendum ? Comment en parlent-ils ?
Courant novembre, le vice-recteur de la Nouvelle-Calédonie qui a la responsabilité du fonctionnement et de l’organisation de l’enseignement secondaire en Nouvelle-Calédonie adressait à tous les personnels enseignants placés sous son autorité, une lettre rappelant le devoir de réserve de chacun durant la période précédant le vote. Alors que les enseignants avaient été invités à en parler en classe pour celui de 2018, le référendum du 12 décembre 2021 n’a pas eu ce même traitement.
Propos recueillis par Michel Taube