Outre-Mer
04H31 - vendredi 10 décembre 2021

Un référendum décalé face aux attentes des peuples calédoniens

 

Archéologue calédonien s’exprimant comme simple citoyen, Christophe Sand joue la carte du ni oui ni non à l’approche du troisième référendum. Rien de plus manichéen, selon lui, que ce choix qui ne correspond plus aux besoins de la société calédonienne. Spécialiste des recherches sur les dynamiques culturelles de l’archipel et les conséquences de l’implantation européenne en Océanie, il propose un point de vue singulier sur la situation calédonienne.

Entretien.

 

 

Opinion Internationale : Êtes-vous pour ou contre l’indépendance de la Calédonie?

Christophe Sand : Je suis pour une troisième voie, donc ni pour l’un ni pour l’autre. Je suis trop en colère pour choisir, car je suis de ceux qui étaient convaincus que ce référendum devait être repoussé, afin de garder tout son sens. Un engagement avait été pris par l’État par le biais d’Édouard Philippe pour ne pas planifier ce troisième référendum après septembre 2021, mais il n’a pas été respecté. Le référendum ne devait pas être influencé par les élections présidentielles de l’année prochaine. Le maintenir devient anachronique, car, si la moitié de la population ne vote pas, à quoi servira-t-il ? La majorité des Kanaks ne se déplacera pas alors que nous sommes supposés être à la fin du processus de décolonisation. A quoi bon maintenir un référendum, qui n’est pas une élection et ne répond donc pas aux mêmes ressorts démocratiques, si les premiers concernés ne veulent pas y participer ?

 

Pourquoi les indépendantistes invoquent-ils la crise sanitaire pour justifier leur demande de report du référendum alors que l’épidémie s’est heureusement calmée ?

Il est dommage que les rituels de deuil kanak, qui vont au-delà de la mort elle-même, aient été mal ou insuffisamment explicités. Ils permettent une forme de synergie entre les vivants et les morts, entre le visible et l’invisible, et s’ils sont mal accomplis, le quotidien des vivants en sera impacté. Ces rituels n’ont rien à voir avec la politique, mais sont essentiels à l’équilibre symbolique de la société. L’épidémie a touché en Calédonie plus durement les océaniens, de la moitié des morts sont des Kanaks et un quart des Polynésiens. Pour marquer notre respect collectif, il aurait fallu laisser le temps de faire ces rituels de deuil. On a confondu un argument d’un processus politique de décolonisation avec un élément essentiel de l’équilibre civilisationnel océanien. En fin de compte, malgré 30 ans de paix, l’archipel a encore énormément de travail à effectuer pour que toutes les cultures apprennent à mieux se connaître. Les conséquences sociétales de la crise sanitaire vécue par les Calédoniens sont plus complexes que ce que certains veulent faire croire. Balayer cette réalité en maintenant le scrutin signifie rater la spécificité culturelle calédonienne et celle des Kanaks en particulier.

Comment voyez-vous le futur de la Nouvelle-Calédonie dans la grande région Pacifique, notamment avec la Chine?

J’ai la chance d’avoir beaucoup circulé dans la région Pacifique au cours des trente dernières années pour mon travail. Nous ne pouvons nier l’influence chinoise qui s’étend dans le Pacifique. La Nouvelle-Calédonie, peu peuplée, étant une grande réserve de nickel et une des régions océaniennes où la faune marine est bien préservée de la surpêche et où les forêts sont protégées, elle revêt une attractivité économique logique pour la Chine. Celle-ci est, depuis longtemps, un des grands acheteurs de notre nickel, et le « risque chinois » est bien réel. Mais il ne devrait pas être utilisé comme argument massue dans le oui-non. La politique internationale de la France influence le déroulement de ce référendum, avec un recentrage des intérêts de l’État. Quand François Hollande était président, le Pacifique n’était plus un sujet véritable de la politique française, mais avec Emmanuel Macron, il l’est redevenu. L’émergence récente d’une alliance anglo-saxonne régionale pèse clairement dans la nouvelle donne politique française.

 

Les intérêts du référendum sont multiples et chaque camp essaye de tirer son épingle du jeu. Mais quel est le plus important pour la Nouvelle-Calédonie aujourd’hui?

La Nouvelle-Calédonie a besoin de plusieurs gestes forts, dont celui de solder symboliquement, entre l’État français et les Kanaks, la période coloniale. En parallèle, nous devons réussir à conjuguer nos deux légitimités historiques : la légitimité du peuple premier, qui vit le processus de décolonisation, et la légitimité de tous les gens venus s’enraciner au cours de la période coloniale. Je parle ici des descendants d’aventuriers, de bagnards, des colons, des travailleurs asiatiques sous contrat des ouvriers de Wallis-et-Futuna, puis de la période du boum du Nickel… La Nouvelle-Calédonie a pour impératif de trouver un terrain d’entente permettant à ces deux légitimités de se reconnaitre mutuellement. Le récent discours de politique générale du président Louis Mapou allait en ce sens. Il portait un message d’ouverture dans l’objectif de rassembler plutôt que de diviser.

La période coloniale a été très dure pour les Kanaks, mais elle l’a aussi été pour les autres communautés citées. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les différentes communautés non-françaises ont obtenu le droit de vote. Les politiciens calédoniens ont alors choisi de créer un collège unique. Les petits Blancs et les Kanaks se sont unis pour avancer ensemble. Dans les années 1950, ils ont créé un parti politique, en inventant le slogan « deux couleurs, un seul peuple », c’est pour dire ! À l’époque en Calédonie, les salaires variaient en fonction de votre couleur de peau. Les Calédoniens blancs ont alors décidé de monter un syndicat et un mouvement de grève pour exiger l’égalité salariale entre tous, un phénomène inédit dans le Pacifique et dans l’histoire coloniale française.

Il est évident que les Kanaks avaient jusqu’aux années 1980 une place secondaire dans la société. Quand en 1983, le gouvernement français a rassemblé les forces politiques calédoniennes en France à Nainville-les-Roches, les Kanaks ne sont venus à la réunion qu’avec une seule revendication : le droit de leur peuple à disposer de lui-même, selon la formule de l’ONU. Avant d’accepter que les autres communautés, « victimes de l’histoire » coloniale, puissent être inclues dans les scrutins d’autodétermination. Ceci explique que les personnes arrivées après 1994 ne votent pas aux trois référendums, ils ne sont pas partie prenante du processus de décolonisation.

Comment, à votre avis, conjuguer alors politique et respect mutuel ?

Je suis de ceux qui considèrent que le kaléidoscope ethnique et culturel de la Nouvelle-Calédonie, issu d’une histoire unique, n’existe nulle part ailleurs au monde. Cette diversité est spécifique au « peuple calédonien » en devenir. À partir de là, je suis convaincu que la Nouvelle-Calédonie doit inventer un statut international qui n’existe pas aujourd’hui. Demander à l’ONU de nous décoloniser ou chercher exemple sur d’autres pays n’est pas une solution, nous devons inventer un statut politique qui nous ressemble et qui nous soit unique. Les deux camps doivent sortir de schémas politiques obsolètes, pour inventer quelque chose que nous sommes ensemble les seuls à pouvoir créer.

La société calédonienne, malgré ses divisions, est fraternelle, métissée, solidaire et accueillante. Nous obliger à choisir entre le oui et le non a été vécu par toute une partie des calédoniens comme une catastrophe. Les populations ont besoin d’une perspective d’avenir avec un statut politique qui leur ressemble. Ils veulent véritablement conjuguer leurs différences au lieu de les opposer.

 

Propos recueillis par Maud Baheng Daizey

 

Sonia Backes, Divy Bartra, Olivier Houdan, Christophe Sand, Marie-Laure Ukeiwe : entretiens exclusifs avec des acteurs du débat calédonien. Lisez notre dossier complet dans la rubrique Outre-Mer d’Opinion Internationale.