Alors que l’épidémie de Covid 19 fait rage, que les variants se multiplient et que seule la vaccination de masse, dans le monde entier, permettrait d’enrayer ce fléau, lever les brevets sur les vaccins pour en faire un « bien public mondial » pourrait apparaître comme une solution légitime. En effet, comment être opposé à une mesure qui, selon certains, permettrait de considérablement accroître la production de vaccins, à moindre coût et pour la terre entière ?
La réalité est plus nuancée et, en la matière, la prudence est de rigueur. Confondre posture politique, santé publique et stratégie industrielle constitue même un risque dont les conséquences pourraient s’avérer désastreuses.
En premier lieu, il faut savoir que le modèle économique de l’industrie pharmaceutique est fondé sur l’innovation et la propriété intellectuelle qui la protège. L’industrie pharma est très risquée. Elle investit des milliards en recherche et développement et à peine 1% des molécules développées se transformeront en médicaments innovants mis sur le marché. Pour rentabiliser ces coûts faramineux, le prix des rares médicaments approuvés et pouvant bénéficier aux patients sera souvent très élevé. C’est ce prix élevé qui, pendant un certain nombre d’années, permettra d’amortir les coûts de la recherche, de réaliser des bénéfices et d’investir dans de nouvelles molécules. Un cercle vertueux.
Ce modèle économique peut néanmoins être considéré comme moralement choquant. Gagner de l’argent en vendant des médicaments payés par l’argent public et en enrichissant des actionnaires, est-ce normal ? Ce débat est légitime. Il n’en demeure pas moins que ce modèle économique fonctionne et que jamais l’industrie pharmaceutique n’a autant innové, au bénéfice des malades. Cette innovation est particulièrement spectaculaire dans le domaine des anti-cancéreux ou des vaccins.
Lever les brevets sur les vaccins pourrait paradoxalement aboutir à tuer la poule aux œufs d’or de l’innovation thérapeutique. Une innovation qui bénéficie aux malades et produit, de fait, de l’intérêt général. Ce serait une déclaration de guerre aux laboratoires et une remise en question de leur modèle économique. Cette menace est réelle. Comment expliquer qu’aucun vaccin n’ait été encore trouvé contre le SIDA. Certes parce que c’est complexe. Mais ne peut-on pas considérer que les laboratoires sont peu incités à investir dans cette recherche car ils savent pertinemment que, le lendemain de la découverte d’un éventuel vaccin, des centaines d’associations et d’ONG réclameront la levée immédiate des brevets du vaccin en question. Ils auraient alors investi en pure perte. Pas très encourageant…
Certains avancent l’argument que si des vaccins ont été trouvés par des laboratoires, c’est grâce au concours financier massif de la puissance publique. La levée des brevets serait la juste contrepartie à cet investissement. Là-aussi gardons la raison. Si Moderna a effectivement perçu des fonds publics américains, Pfizer par exemple a refusé toute aide financière. Par ailleurs, ces aides ont été très modiques eu égard aux investissements massifs réalisés par les entreprises qui ont en réalité été financées par les marchés.
D’un point de vue industriel, la levée des brevets ne résoudrait rien. Car en matière de biotechnologies, un brevet seul ne suffit pas. Il faut aussi un outil industriel, un savoir-faire et des compétences. Si les brevets sont levés, il faudrait des mois et des mois avant que des usines ne puissent livrer des vaccins. D’ici là, les laboratoires actuellement détenteurs des brevets auront largement produit toutes les doses nécessaires à la population mondiale. Sans compter que lever les brevets risquerait de créer des tensions sur les chaines d’approvisionnement en principes actifs avec des risques de pénurie et de désorganisation. Et alors que la confiance et la sécurité sanitaire sont indispensables pour inciter la population à se vacciner, l’arrivée sur le marché de vaccins produits par des entreprises nombreuses, peu connues et potentiellement moins contrôlées ne risquerait-elle pas d’être contre-productive ?
En réalité, il y a 3 raisons légitimes de lever les brevets sur un vaccin ou un médicament :
– quand les prix du médicament sont tellement exorbitants qu’ils le rendent inaccessible à la population ou aux systèmes de santé, ce qui n’est absolument pas le cas avec le Covid.
– si un laboratoire détient un médicament indispensable mais qu’il fait de la rétention et qu’il refuse de le mettre sur le marché, ce qui n’est pas le cas non plus.
– si un laboratoire fait une découverte majeure et prometteuse mais qu’il s’avère incapable de la développer et de la mettre sur le marché.
Lever les brevets sur les vaccins constituerait donc une décision infondée, inefficace et qui remettrait en cause les innovations thérapeutiques futures. L’archétype de la fausse bonne idée. La situation actuelle marquée par le manque de doses dans les pays du Sud n’en demeure pas moins inacceptable et délétère. Le statu quo n’en est que plus intolérable. Sans lever les brevets, certaines mesures peuvent, et pour certaines doivent, être prises. Il serait ainsi possible de contraindre les pays « riches » à destocker les vaccins qu’ils ont achetés en excès, de rendre plus contraignante l’initiative Covax, de lever les brevets de façon temporaire, de délivrer des « licences d’office » ou d’imposer des baisses de prix dans les pays les plus pauvres.
La pénurie de vaccins est en grande partie imputable aux États et aux égoïsmes nationaux. La responsabilité des laboratoires est secondaire. Mais en en refusant de descendre dans l’arène publique pour faire de la pédagogie quant à son modèle économique, l’industrie pharmaceutique alimente le doute et laisse le champ libre à ses contempteurs.
Xavier Brunschvicg
Xavier Bruschvicg est spécialiste en communication institutionnelle, affaires publiques, stratégies d’influence et corporate engagement. Il est le fondateur de l’agence Clashman Corp.