Aucune entreprise au monde, susceptible de solliciter une banque européenne dans le cadre de ses relations commerciales avec l’Iran, ne peut ignorer la récente décision préjudicielle de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). Elle intéresse toute entreprise qui présente ou non sur le sol de l’un des États membres de l’Union Européenne (UE), y exerce une activité ou y entretient une relation, à un double titre : premièrement, telle entreprise sollicite une banque européenne pour réaliser un transfert d’argent aux fins de payer les services d’un prestataire iranien ; deuxièmement, la banque européenne en question pourrait être la filiale ou la succursale d’un établissement financier étranger.
Cette décision préjudicielle, démontre, ou confirme pour ceux qui le savaient déjà, que, par le droit, instrument au service de la guerre économique, les États-Unis prennent en otage non seulement les entreprises du monde entier, mais aussi les juges des États membres de l’UE. Si l’on devait caricaturer la situation, l’on dirait que le législateur américain fait (ou défait) le droit européen[1]. Cette décision était très attendue, car elle éprouve l’efficacité du Règlement (CE) N° 2271/96 du 22 novembre 1996 dont l’objet est de protéger le citoyen européen, en particulier, l’entreprise européenne, « contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant »[2].
Ainsi, ce Règlement, appelé aussi « loi de blocage » (Blocking Regulation, Blocking Status), est supposé défendre toute entreprise européenne qui souhaite commercer avec l’Iran, dans le respect, bien sûr, du droit communautaire, contre les serres de l’aigle américain. Pour assurer une telle protection, le Conseil de l’UE est allé très loin : l’article 5 du Règlement, dit « Blocking Regulation », interdit purement et simplement l’entreprise européenne de respecter le droit américain instaurant un blocus contre l’Iran : « Aucune personne […] ne se conforme, directement ou par filiale ou intermédiaire interposé, activement ou par omission délibérée, aux prescriptions ou interdictions, y compris les sommations de juridictions étrangères, fondées directement ou indirectement sur les lois citées en annexe ou sur les actions fondées sur elles ou en découlant. »
Si cette disposition est sans concession, c’est que l’intérêt commercial n’est pas seul en cause : en l’espèce, la souveraineté de l’UE (pour autant que l’on puisse parler de souveraineté, s’agissant d’un ensemble qui n’est pas un État) et, surtout, celle des États membres sont gravement affectées par l’extraterritorialité du droit américain. C’est pourquoi le CJUE a considéré qu’une entreprise iranienne, Bank Melli Iran, était fondée à agir contre une entreprise européenne, Telekom Deutschland, laquelle avait résilié leur contrat sans démontrer que sa décision n’était pas fondée sur le risque de subir les néfastes effets du droit américain, parmi lesquels l’interdiction d’accéder au marché américain. Autrement dit, si des éléments de contexte donnent à penser qu’une entreprise européenne a mis un terme à une relation contractuelle pour se conformer au droit américain, alors elle doit prouver que tel n’est pas le cas.
Mais si tel est le cas, quelle leçon doit-on en tirer ? La décision de résilier un contrat pour laquelle il n’est pas démontré que le droit américain n’a pas été pris en considération, doit-elle être annulée avec pour conséquence d’obliger l’entreprise européenne à poursuivre l’exécution du contrat et à en subir les conséquences dommageables dans son activité avec les États-Unis ? Question sensible, on le voit.
Les conclusions de l’avocat général sont claires à cet égard : le juge national doit constater la nullité de la décision de résilier le contrat et en ordonner la poursuite même si une telle décision affecte la liberté d’entreprendre et même si l’entreprise européenne « est susceptible d’être sévèrement sanctionnée » par les autorités américaines[3].
Ce n’est pas en ce sens que la CJUE a tranché. Et si sa décision préjudicielle est, dans ses termes, tout aussi claire que la position de l’avocat général, elle pourrait bien semer la pagaille jurisprudentielle au sein de l’UE, puisque la CJCE « invite » le juge national « à mettre en balance, dans le cadre de l’examen de proportionnalité de la limitation de la liberté d’entreprise, la poursuite des objectifs du règlement, servie par l’annulation de ladite résiliation contractuelle, et la probabilité que cette entreprise soit exposée à des pertes économiques ». Pour prévenir une telle balkanisation de la jurisprudence européenne, il reste aux autorités communautaires à prendre leurs responsabilités. La présidence française de l’UE peut-elle les y aider[4] ?
Kawtar RAJI-BRIAND Avocat au Barreau de Casablanca |
Alain GAUVIN Avocat au Barreau de Paris |
[1] https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=602F246C6AB09DAEA8041DAD2470276E?text=&docid=251507&pageIndex=0&doclang=EN&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=207472.
[2] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:31996R2271&qid=1642602374329&from=ENhttps://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=602F246C6AB09DAEA8041DAD2470276E?text=&docid=251507&pageIndex=0&doclang=EN&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=207472.
[3] https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=241168&pageIndex=0&doclang=EN&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=9488059.
[4] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/01/19/discours-du-president-emmanuel-macron-devant-le-parlement-europeen.