En gelant le prix de la baguette en deçà de 30 centimes, Michel-Edouard Leclerc a par la même occasion bloqué le bon fonctionnement de toute une filière, provoquant à la fois la colère de ses acteurs et l’alignement « à contre cœur » du distributeur allemand Lidl.
La baguette coûtera le prix d’une bouchée de pain pendant quatre mois minimum chez Leclerc. Tandis que l’inflation suit son cours et que la tonne de blé tendre s’échangeait contre 276,50 euros le 4 janvier 2022, le président du leader de la distribution française a choisi, mardi 11 janvier, « de rassurer les consommateurs », en baissant de 35 à 29 centimes le prix du produit entrée de gamme. Un geste symbolique et polémique aux allures de coup de massue du côté des boulangers et des meuniers.
En réaction, l’AGPB, l’Association nationale de la meunerie française, la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française et le syndicat agricole FNSEA ont dénoncé dès le lendemain une « campagne destructrice de valeur », au travers d’un communiqué. Mais le marché de la distribution française doit cependant s’adapter malgré l’appel à l’aide de la filière blé. Ainsi, mercredi 19 janvier, soit cinq jours après la levée de boucliers des artisans, le directeur exécutif de Lidl France Michel Biero a jugé nécessaire de s’aligner, « à regret », sur la concurrence :
🎙 "On aligne le prix de notre baguette sur Leclerc mais à regret. Ce n'est pas très respectueux. C'est une guerre des prix destructrice de valeurs. Ce n'est pas très très responsable".
Michel Biero, directeur exécutif de Lidl France. #ApollineMatin pic.twitter.com/jBaUdCbj97
— RMC (@RMCinfo) January 20, 2022
« Une publicité nationale » qui ne mange pas de pain selon Michel-Edouard Leclerc
Si le chairman du distributeur français s’est d’abord vanté, mercredi 12 janvier, de « faire du commerce » sur son blog, le fils d’Édouard Leclerc a ensuite tenu à désamorcer un argument de la polémique « ridicule » dont il pâtit :
« Nous [Leclerc] acceptons la sanctuarisation des produits agricoles. […] Les fournisseurs de farine ont beaucoup invoqué la hausse du prix du blé pour demander des augmentations considérables » a-t-il assuré au micro de BFM vendredi 14 janvier, soulignant que la matière première, dont le prix grimpe actuellement, pèse seulement entre 4,8 et 8,5 % dans la conception d’une baguette.
Par sa voix, il a également promis que lui et Leclerc « respecteront la loi Egalim [2] », entrée en vigueur en ce début d’année. Elle fait suite à sa petite sœur Egalim 1 de 2018. La loi consistait à « rééquilibrer les relations commerciales entre les différents maillons de la chaîne alimentaire. » Désormais, elle contribue également à une « juste rémunération des producteurs ».
« Combien de boulangers Leclerc va-t-il tuer ? »
Sauf que l’héritier de Leclerc a mis le doigt sur « un marqueur connu des consommateurs ». Lui-même a insisté sur « le symbole » qu’incarne la baguette en France, à l’instar du prix du carburant qu’il prévoit de « bloquer à l’avenir ».
Cependant, si les Français savent « à combien revient un peu près une baguette », il va de soi que la maigre marge des artisans ne passe pas inaperçue non plus. Alors que cette dernière est en baisse, en raison justement de l’inflation entraînant la hausse des coûts de production (salaires, électricité), une paupérisation des boulangers et meuniers risque d’avoir prochainement lieu. La filière blé va ainsi « trinquer pour compenser », insiste Christiane Lambert sur les réseaux sociaux. La présidente du premier syndicat agricole français enchérira ensuite vendredi 21 janvier sur le « non-sens économique » du « coup de pub ».
Des écarts de prix élargis
Choisir de rogner les marges pour conserver des tarifs bas fait partie de la marque de fabrique Leclerc. L’enseigne en a d’ailleurs fait son slogan : « Défendre ce qui compte pour vous ». Au point même de se mettre une filière à dos pour repaître le ventre de ses consommateurs.
Fin 2021, un kilo de pain coûtait en moyenne 3,61 euros selon l’INSEE, tandis que la baguette de 250 grammes s’achète désormais à 29 centimes du côté des magasins Leclerc, soit 1 euro et 16 centimes le kilo.
« Une concurrence déloyale »
Du côté des boulangeries, le prix moyen d’une baguette en France, pesant d’ordinaire 250 grammes, était de l’ordre de 88 centimes en 2020. Un prix en hausse de 5 centimes sur dix ans. Pas de quoi donc mettre en péril le pouvoir d’achat des Français.
Cette situation « fait passer [les boulangers] pour des voleurs », tonne le patron de la Confédération de la boulangerie Dominique Anract, mettant ainsi en exergue les effets immédiatement engendrés par cette concurrence, jugée déloyale. « Si Leclerc leur “prend” 100 ou 200 baguettes par jour, ça peut être difficile pour les petites [boulangeries] dans les villages qui ne vendent pas plus de 300 baguettes par jour », ajoute au micro de BFM le représentant des quelque 33 000 boulangeries implantées dans le pays.
Autre argument allant à l’encontre des artisans : la différence de marges. Légions de boulangers ont souligné la minime plus-value que réaliserait dorénavant le géant de la distribution avec ce nouveau prix. Or, des marges, ces « commerçants du pain » en ont besoin pour assurer leur pérennité. Outre des coûts de production plus élevés, en raison de la qualité et d’un meilleur savoir-faire, les spécialistes de la baguette cohabitent avec une difficile flambée des matières premières. Plus 36 % pour le blé tendre en un an seulement.
Le secteur de la boulangerie se porte paradoxalement bien malgré l’inflation. En 2021, ce dernier comptabilisait 55 % des parts du marché français en matière de ventes de pain. Derrière elle se situent les terminaux de cuisson — ces « boulangeries » dont la pâte ne provient pas d’une fabrication locale — avec 35 % d’emprise sur le marché, et en troisième position se retrouve la grande distribution, rassemblant quant à elle à peine 10 % des parts de marché. Reste à voir désormais si son influence dans la « guerre de la baguette » va lui apporter une plus-value sur le marché, au contraire de ses marges.
Noé Kolanek