Solutions pour la France
12H51 - mardi 8 mars 2022

Lutte contre les violences conjugales : faut-il suivre le modèle espagnol ?

 

 

En 2004, pour faire face aux féminicides et aux violences conjugales, l’Espagne vote la loi-cadre « Mesure de protection intégrale contre les violences conjugales ». Une loi choc qui a mené à la baisse de 25% des féminicides dans le pays en une quinzaine d’années. La loi a été complétée en 2017 par un « pacte d’État », contenant 290 mesures interministérielles supplémentaires. En 2019, l’Espagne comptait 49 féminicides contre 121 en France. Elle délivre également 17 fois plus d’ordonnances de protection que la France chaque année, et dispose de 33 % d’hébergements spécialisés supplémentaires sur son territoire. En fin de quinquennat En Marche, où en est-on dans la lutte contre les violences conjugales, soi-disante « priorité » du président Emmanuel Macron ? Pourquoi un si grand écart et comment le combler, alors que la France continue de tituber sur les corps des femmes battues ?

Une avancée juridique, économique et sociale qui ne s’est pas faite sans les femmes

En 1999, la société civile se mobilise suite au meurtre d’Ana Orantes, une sexagénaire qui avait dénoncé 40 ans de sévices subis par son mari. Deux semaines après avoir témoigné à la télévision, elle est brûlée vive par son ex-mari. Son affaire a été le déclencheur de séries de mesures gouvernementales jusqu’à la loi-cadre de 2004, « Mesure de protection intégrale contre les violences conjugales. » Cette loi a réformé en profondeur la prise en charge des victimes de violences conjugales, afin d’apporter des solutions concrètes de prévention et protection contre ce type de violences.

En 2019, les femmes manifestent par milliers dans la capitale et les grandes villes du pays, pour réclamer plus de moyens après plusieurs affaires de viol qui ont défrayé la chronique. Seul bémol, la loi ne concerne que les violences conjugales, et aucun dispositif n’est encore appliqué pour le harcèlement de rue ou au travail, par exemple.

Le Centre francilien Hubertine Auclert, mandaté par le gouvernement pour lutter contre les violences conjugales et sexistes, s’est penché sur la question de l’écart de traitement entre la France et l’Espagne quant aux violences conjugales. L’année dernière, le Centre a établi un rapport intitulé « Regard croisé avec l’Espagne » et a proposé 10 mesures pour que la France se rapproche du modèle espagnol, l’un des plus performants d’Europe.

Une surveillance minutieuse des violences et un budget dédié réaliste

Les mesures outre-Pyrénées sont aussi complexes que les situations auxquelles les agents policiers et les services publics font face. Le suivi de chaque dossier est assuré par des équipes de police dédiées et référentes, alors que des tribunaux (civils comme pénaux) sont spécialisés pour traiter les violences faites aux femmes. Ainsi, l’Espagne a un taux de condamnations pour violences conjugales deux fois supérieurs à la France, avec 9 cas sur 10 condamnés par les tribunaux. La part des victimes tuées par leur conjoint après avoir porté plainte contre leur agresseur est passée de 75% en 2009, à moins de 20% en 2019. Pendant ce temps, en France, 4 femmes sur 10 mortes par féminicide avaient porté plainte contre leur agresseur.

À contrario de la France, les tribunaux espagnols ont la compétence de délivrer une protection immédiate aux victimes, ainsi que de leur attribuer la garde exclusive des enfants si besoin.

Chacune des victimes est suivie par un agent policier « protecteur », afin d’établir une relation de confiance entre les deux parties. Selon les autorités espagnoles, les femmes ont la parole plus libérée lorsqu’elles sont suivies par un agent référé, plutôt que de changer constamment d’interlocuteur lors des différentes procédures. La menace étant à l’intérieur du foyer pour la plupart, leur protection doit être assurée en tout temps et heure. Pour concrétiser les mesures, un budget d’un milliard d’euros est alloué aux tribunaux et unités policières spécialisées.

Viogen, le logiciel espagnol capable de détecter le taux de danger au cas par cas

Plateforme espagnole révolutionnaire dans la lutte contre les violences conjugales, Viogen, contraction de Violencia de Genra, « recense depuis 2007 tous les cas de violences conjugales rapportés à la police. Un formulaire d’évaluation du danger est renseigné afin d’enclencher les mesures de protection correspondantes. Le risque est réévalué tous les 7-60 jours en fonction du niveau de gravité », explique le Centre francilien dans son rapport. La plateforme permet une baisse de la récidive de 63% depuis sa création.

Tous les acteurs de la lutte y ont accès : instituts pénitentiaires, policiers, tribunaux, bureaux d’aide aux victimes, services sociaux… Ainsi, tous peuvent signaler un danger ou un événement, afin d’évaluer en temps réel les risques pour la victime. Pour qu’un nouveau cas soit signalé, il faut cependant déposer plainte. Quatre seuils de gravité existent : bas, moyen, élevé et extrême. Lorsque la gravité de danger est extrême, un juge spécialisé peut ordonner une protection physique de la victime en lui assignant des agents de police. Ils accompagnent alors la victime et ses enfants à chaque déplacement et surveillent le domicile. Si le niveau de gravité est bas, un numéro d’urgence est mis à disposition à toute heure de la journée ou de la nuit. La victime est contactée par les forces de l’ordre pour connaître sa situation, et prévient l’auteur que la victime fait l’objet d’une protection policière. Les services sociaux prennent également contact avec la victime pour la soutenir et l’accompagner dans ses démarches.

 

« Les tribunaux spécialisés sont de plus en plus nombreux en la matière, avec de meilleurs outils acquis de 17 ans d’expériences depuis 2004 : l’action du pôle Fiscal et de la voie judiciaire spécialisée est complémentaire d’autres (éducatives, préventives, et sociales). Bien sûr, les juges et tribunaux sont limités s’il n’y a pas de dénonciation préalable, mais dans l’ensemble les rendements se sont avérés très positifs, notamment pour combattre la dimension plus structurelle du machisme criminel. »

Juan Fernando López Aguilar, eurodéputé espagnol et ancien ministre de la Justice en 2004.

 

Les préconisations du Centre Hubertine Auclert

Pas de doute, le modèle espagnol est bel et bien à suivre. La première préconisation est la mise en place d’une loi-cadre similaire en France, avec un budget d’au moins un milliard d’euros pour rendre les mesures effectives. La création d’un Viogen français est indispensable dans la lutte contre les violences de genre, de même que l’augmentation du taux d’attribution des ordonnances de protection. Le Centre souligne qu’un renforcement des aides à la recherche d’emploi ou au maintien d’un travail ne pourrait qu’aider à l’insertion des victimes. Enfin, la France doit accroitre le nombre d’hébergements d’urgence et de ses centres d’accueil, car trop de victimes n’osent pas porter plainte sans l’assurance d’un toit où l’agresseur ne loge pas. Lundi 7 mars, à la veille de la journée internationale des droits de la femme, le ministère de l’Intérieur a annoncé recruter 2 000 policiers spécialisés dans les violences faites aux femmes. Les 2 000 rejoindront les rangs des 90 000 enquêteurs et policiers consacrés aux violences sexistes et sexuelles.

Retrouver l’intégralité du rapport du centre ici.

 

Maud Baheng Daizey