La mère de Charlemagne fait encore rire. Bertrade, dite Berthe aux grands pieds, était dotée, soit d’un pied-bot, soit d’un basculement disgracieux… Les textes de l’époque carolingienne n’ont pas la précision de nos comptes-rendus contemporains et l’hygiène, la nourriture et la médecine d’alors étant ce qu’on imagine, les malformations infantiles, foisonnantes, heurtaient moins le regard. La précision Berthe aux grands pieds recèle, davantage que la malveillance, une marque de reconnaissance, voire de proximité, d’affection.
Bertrade naquit dans l’actuel village de Samoussy, au nord-est de Laon, et ses parents conjuguaient l’Eglise et l’Etat : son père serait le roi mérovingien Thierry III, et sa mère la fondatrice du monastère de Prüm, en Allemagne, à la frontière belge.
Cela nous donne une idée des lieux où évoluaient ces Francs, dont on sait qu’ils chevauchaient de Reims à Bastogne, d’Aix-la-Chapelle à Noyon.
En ces temps de déchirement à l’est de l’Europe, il n’est pas indifférent de constater que le centre, le cœur des Etats bouge avec le temps. Au huitième siècle, Paris était à l’Ouest…
Charlemagne allait, lui, parcourir des distances très amples pour l’époque. Roncevaux, le 15 août 778, la plus grande défaite de l’Empire – puisque Roland, préfet de Bretagne, et l’arrière-garde seraient anéantis, tandis qu’aucun Basque n’était atteint- se trouve à plus de mille kilomètres d’Aix-la-Chapelle, et bien sûr davantage encore de Rome, où Charles le Grand (Carolus Magnus), Charlemagne allait être couronné le jour de Noël 800, par le pape en personne.
Les Empires se font et se défont, mais Bertrade conservera dans la « commune renommée », la tradition orale traversant les siècles, la réputation de celle, douce, pénétrante, intelligente, persévérante, qui toujours retissa les liens entre ses fils, ces guerriers toujours en appétit de nouvelles femmes et de conflits.
Pas seulement ses fils ! Mariée à Pépin le Bref, fils de Charles Martel, Bertrade résista – avec l’aide du pape – aux tentatives de son irascible époux voulant la répudier. Bertrade et Pépin avaient été couronnés reine et roi des Francs en 751 à Soissons, et la mort du roi, quinze ans plus tard, la plaça dans une situation encore plus délicate.
Ses deux principaux fils, Charles (Charlemagne) et Carloman s’étaient, selon la coutume franque, taillé deux royaumes mais l’entente ne dura que le temps d’une accolade (768). C’est pour nous, sans rien extrapoler, un motif de réflexion, presque une certitude : des frères, des peuples proches, sont parfois les pires prédateurs. Et il en résulte toujours des malheurs pour les deux.
Dans le cas de Charlemagne, Carloman eut la bonne idée de mourir de mort naturelle – selon la version officielle – dès 771 et l’événement permit que la lutte fratricide s’éteigne. Mais Bertrade allait devoir affronter l’homme « à la barbe fleurie » qui, s’il avait réinventé l’école, la renvoya de la Cour et lui enjoignit de fixer sa résidence à Compiègne. Berthe aux grands pieds allait y mourir en 783, sans jamais avoir reçu une seule visite de son fils.
C’est un peu une « loi » de l’Histoire, c’est-à-dire la répétition de cas similaires. Dès que le roi, en l’espèce l’empereur d’Occident, se réveille, il bannit celle dont la simple présence lui rappelle la modestie de son origine. Car Charles le Grand fut un bébé, avec des langes…
Cette « loi » se retrouve chez Louis XIII, qui bannit puis exila sa mère Marie de Médicis pour accueillir Richelieu. D’autres exemples, nombreux, encombrent les livres d’Histoire.
Bertrade y conserve, elle, une place singulière. Pas pour ses grands pieds, voire même son caractère à la fois ferme et si tendre, mais pour une cause simple : elle est la seule femme à avoir donné naissance au souverain d’un Empire englobant France et Allemagne… Et ces deux pays souvent déchirés ont pu regretter qu’il n’existe pas, ensuite, d’autres Bertrade.
Jean-Philippe de Garate