La création d’un juge de la famille, fusionnant le juge aux affaires familiales et le juge des enfants, constituerait une avancée significative de notre droit, au bénéfice de la protection de l’enfance et d’un meilleur fonctionnement de la justice. Nous avions déjà exprimé ce souhait, partagé avec de nombreux professionnels de l’enfance. Le fait que le candidat Emmanuel Macron ait évoqué la protection de l’enfance au début de la présentation de son programme électoral laisse espérer que cette piste soit enfin explorée. Elle se fonde sur des constats et sur les règles de droit, et non sur une abstraction idéologique. Mais certains magistrats font montre de réticence au nom d’un prétendu « double regard » qu’ils peuvent aujourd’hui porter sur la situation de l’enfant, un inconvénient très hypothétique et même négligeable au regard des multiples avantages d’un juge unique de la famille.
Les compétences du Juge aux affaires familiales (JAF) sont déterminées aux articles L213-3 du Code de l’organisation judiciaire et 373-2-6 du Code civil. Le JAF statue notamment sur le divorce et l’autorité parentale. Il rend aussi des ordonnances de protection dans le cadre de la violence conjugale, ordonnance dont le fondement peut également être la violence sur les enfants ou les conséquences de celle subie par la mère. Les compétences du juge des enfants (JE) sont mentionnées aux articles L252-2 du Code de l’organisation judiciaire et 375 du Code civil. Il a en charge l’assistance éducative et la petite délinquance juvénile et est ainsi considéré comme le juge de la protection de l’enfance.
Ce double regard est une fiction dans l’immense majorité des cas : chacune de ces juridictions a des compétences propres, et intervient en principe à des moments différents de la vie de l’enfant. Il advient néanmoins que leurs compétences se chevauchent, ce qui relève davantage de la cacophonie que du double regard, ou tout au moins d’une regrettable dualité judiciaire, notamment lorsque certains parents utilisent le juge des enfants comme une juridiction d’appel du Juge aux affaires familiales : ce que les psychiatres et psychologues qualifient parfois de syndrome d’aliénation parentale peut aller jusqu’à conduire un parent, notamment à la suite d’une rupture de couple, à chercher à écarter l’autre parent de l’éducation, voire de la vie de l’enfant. S’il n’est pas parvenu à lui faire retirer son droit de visite et d’hébergement devant le juge aux affaires familiales, il peut être tenté d’inventer des faits de maltraitance, souvent à connotation sexuelle, faits dont la véracité serait évidemment gravissime, mais qui ont également des conséquences dévastatrices, notamment sur les enfants, lorsqu’ils sont mensongers et calomnieux. Environ un quart des saisines du juge des enfants seraient le fait d’un parent, sans intervention préalable du service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ni du parquet.
Les compétences des deux magistrats sont plus tranchées en théorie qu’en pratique, pouvant même déboucher sur des décisions contradictoires rendues sur des fondements juridiques différents. Les exemples abondent…
Le JAF peut confier l’enfant à un tiers alors que le placement est normalement l’apanage du JE. L’article 373-3 du Code civil dispose en effet que « le juge (le JAF) peut, à titre exceptionnel…/… décider de confier l’enfant à un tiers…». On peut se perdre dans des débats sémantiques sur la différence entre « placer » (JE) et « confier » (JAF), et sur l’interprétation de l’exceptionnalité, mais le fait est que les compétences de ces magistrats, théoriquement bien déterminées, se chevauchent en pratique.
Et ce n’est pas tout… Le JE peut « placer » l’enfant, éventuellement chez un parent, alors que l’autre parent se l’était vu confier par le JAF, par exemple dans le cadre d’un divorce. Ce placement, par définition temporaire, peut être reconduit jusqu’à la majorité de l’enfant, voire jusqu’à ses 21 ans. Mais il n’emporte pas exercice de l’autorité parentale sur laquelle ne peut statuer que le juge aux affaires familiales. Néanmoins, le juge des enfants (en principe incompétent en matière d’autorité parentale) peut autoriser l’ASE ou le service d’accueil à prendre, en lieu et place des parents, une décision relevant normalement de l’exercice de l’autorité parentale, comme autoriser l’enfant à partir en colonie de vacances ou à subir une intervention chirurgicale. En revanche, si l’ASE veut se voir déléguer l’exercice de l’autorité parentale, elle devra saisir le JAF.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce système n’est ni clair ni rationnel, et on peine parfois à comprendre pourquoi le législateur n’écoute pas davantage les professionnels de terrain avant de légiférer. La protection des majeurs (« les tutelles ») en avait été une autre illustration en 2007 : alors que nombre de professionnels escomptaient une mesure de protection unique et graduée pour faire du « sur mesures », en lieu et place de ce système abscons de tutelle, curatelle simple ou renforcée, sauvegarde de justice, procurations, habilitations, etc., le législateur a conservé tout l’arsenal et lui a ajouté plusieurs strates au fil des réformes suivantes. Dans ce domaine également, une vraie rationalisation de la loi serait la bienvenue.
La protection de l’enfance commande d’agir en amont
Le volet pénal, dans le cadre du traitement de la délinquance juvénile, est une compétence que le juge des enfants ne partage pas avec son collègue des affaires familiales. On relèvera néanmoins que de nombreux enfants présentés au JE dans le cadre de la délinquance sont déjà connus de lui au titre de la protection.
Or l’efficacité en matière de protection de l’enfance commande à agir en amont, dès le déchirement des liens familiaux : la défaillance parentale est en effet souvent la première cause du dérapage des adolescents, tout particulièrement à la suite d’un divorce ou d’une séparation des parents. Lorsque le père est absent, il est extrêmement difficile pour la mère, notamment dans un environnement socio-économique défavorable, d’exercer son autorité parentale. Livrés à eux-mêmes, certains adolescents sont happés par un environnement parfois malsain et propice à les entraîner vers la délinquance.
Il serait par conséquent opportun que des mesures de protection relevant éventuellement de l’assistance éducative puissent être prises le plus tôt possible, dès que le juge du divorce ou celui saisi par un parent à la suite d’une rupture d’un couple non marié, constate leur nécessité, en particulier à la suite d’une enquête sociale, une expertise médico-psychologie ou une audition des enfants, trois mesures très fréquentes dans les divorces et ruptures de couple, relevant aujourd’hui de la seule compétence du juge aux affaires familiales (mais celui-ci ne peut ordonner des mesures d’assistance éducative).
En 2009, les pouvoirs publics, qui avaient un temps envisagé la création d’une chambre familiale regroupant ces magistrats ont timidement pris acte de cette dichotomie, en particulier de la tentation de certains parents d’utiliser un de ces magistrats pour obtenir ce que l’autre lui a refusé. L’article 1072-1 du Code de procédure civile, modifié en 2016, dispose que : « Lorsqu’il statue sur l’exercice de l’autorité parentale…/…, le juge aux affaires familiales vérifie si une procédure d’assistance éducative est ouverte à l’égard du ou des mineurs. Il peut demander au juge des enfants de lui transmettre copie de pièces du dossier en cours… ».
En sens inverse, l’article Article 1072-2 dispose que : « Dès lors qu’une procédure d’assistance éducative est ouverte à l’égard du ou des mineurs, une copie de la décision du juge aux affaires familiales est transmise au juge des enfants ainsi que toute pièce que ce dernier estime utile ».
Ces dispositions vont dans le bon sens, tout comme le fut celle transférant juge aux affaires familiales les fonctions de juge de tutelle des mineurs, naguère exercées par le tribunal d’instance. Depuis 2016, nous n’avons donc plus que deux magistrats au lieu de trois, chargés du « sort » des enfants. Encore un effort, Monsieur le (futur) Président !
Mais l’obligation imposée en 2009 au JAF et au JE de vérifier si l’autre juge n’a pas déjà été saisi par les mêmes parties ne suffit à empêcher la multiplication des démarches de la part de certains parents, au détriment des enfants, véritables otages du conflit, et de la bonne administration de la justice. Évoquer un double regard revient à marquer sa défiance à l’endroit de l’institution judiciaire, un paradoxe, lorsqu’elle émane de magistrats, d’autant plus qu’ils peuvent s’appuyer sur des experts pour rendre leurs décisions.
Plus généralement, ce double mécanisme, où un juge marche sur les platebandes de l’autre, ne saurait perdurer au nom d’un réflexe de frilosité devant tout changement, ou d’un raisonnement qui ne serait pas motivé par une organisation judiciaire plus rationnelle, plus efficace, plus rapide sans être expéditive, au bénéfice du justiciable, en l’espèce, l’enfant, et sans doute des finances publiques, car ce gâchis a évidemment un coût supporté par le contribuable. La loi du 23 mars 2019, grande réforme de la justice du quinquennat, a bouleversé (sans la simplifier) l’organisation judiciaire et le divorce, mais sans jamais envisager la création d’un juge de la famille. Partie remise, peut-être…
Raymond Taube
Directeur de l’IDP – Institut de Droit Pratique