Elysée 2022
12H43 - jeudi 24 mars 2022

Pour ou contre l’anonymat en ligne

 

Les ministres européens de la Justice se sont réunis début février à Lille (Nord) pour renforcer la lutte contre la haine en ligne et le cyberharcèlement. Très suivie, la réunion des ministres a alimenté le débat opposant adversaires de la « haine en ligne » et défenseurs de la liberté sur Internet.

Les bourreaux ne brisent pas seulement des corps. Sur Internet, cachés sous des pseudonymes, les pourvoyeurs de haine cyberharcèlent, victimisent les utilisateurs jusqu’à les rançonner ou les mettre en pièce. Deux issues pour une même fin. Les victimes ? Elles sont partout. Dans la rue ou sur le balcon du dessous. Les différencier du reste de la foule ? Peine perdue. De l’extérieur, rien ne les singularise des autres. Le corps sans balafre aucune… le mal réside ailleurs : entre traumatismes et rendez-vous répétitifs chez le psychiatre.

Après le passage ravageur de l’internaute malintentionné, victime et coupable se confondraient presque. L’identité flanche. Elle n’existe parfois plus. Derrière son ordinateur, le bourreau du web, cyberharceleur ou pourvoyeur de haine, a tout emprunté. Nom, prénom, et parfois même adresse IP. Quant aux victimes, les témoignages, visiblement, convergent vers une même perte d’identité. D’une confiance en berne au morcellement de l’image de soi ; il n’y a pas de plâtre pour guérir de fractures internes.

 

Des séquelles tenaces malgré une expertise psychologique

Cette histoire dépeinte en trois volets, « l’effondrement, la difficile reconstruction et les séquelles résiduelles », existe à l’excès depuis l’apparition de dérives sur les réseaux sociaux. Trinity* le sait. Sauf qu’il s’agit ici de son histoire. L’adolescente a été cyberharcelée après avoir refusé les avances d’un élève. Elle se remémore : « Il avait ligué tous ses amis contre moi, mais eux refusaient de participer au cyberharcèlement qu’il me faisait subir. Sur Facebook et Twitter, je recevais sans cesse des montages de faux comptes avec mon visage remplaçant celui d’une fille en surpoids. Car il estimait que j’étais grosse. Au début, j’imaginais que tout son groupe d’amis me voulait du mal. C’était invivable. J’ai appris qu’il agissait seul après deux mois de cyberharcèlement ».

Principaux réseaux sociaux sur lesquels se sont produites les situations de cyberviolence subies par les jeunes de 18 à 30 ans en France en 2019. Crédit : Statista

 

Durant les vacances d’été entre son année de Première et de Terminale, la lycéenne « n’ose même plus sortir », dans son village de Meurthe-et-Moselle par peur que « les moqueries fusent ». Il faudra l’intervention d’un psychologue « pendant plus d’un an » et « le soutien d’une famille soudée » pour que Trinity se sente « à nouveau à l’aise en société ». Une histoire parmi tant d’autres.

 

Jean Castex en précurseur de débat

Jusqu’à sa nomination à Matignon, l’actuel premier ministre n’apparaissait pas sur les réseaux sociaux. Il s’y est résolu à reculons lors de sa prise de fonction, même s’il continue depuis à se tenir sur ses gardes. Le politicien avait notamment déclaré au Parisien être « pour la liberté d’expression », le 15 juillet 2020. « Mais si on se cache, les conditions du débat sont faussées », avait ensuite analysé le politicien pour qui Twitter, Facebook et cie ressemblent « au régime de Vichy ».

Des lois ont ensuite été promulguées l’été après son entrée au gouvernement pour prôner une modération accrue sur les plateformes. Depuis le 25 août 2021, les réseaux sociaux doivent donc théoriquement investir dans « des moyens humains », dans le but de « réguler les contenus et comportements illicites ». En cas contraire, « des sanctions peuvent coûter jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires » de la plateforme irresponsable. Toutefois, en dehors de menaces distillées au compte-goutte par l’actuel commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton, l’Europe continue de promettre des sanctions sans agir. De leur côté, les plateformes font généralement fi des nouvelles mesures.

L’idée fausse de l’anonymat impénétrable sur Internet

Pour cause : les géants du numérique sont conscients qu’en l’état actuel, il est quasiment toujours possible de retrouver la trace d’un internaute malintentionné. Même les utilisateurs les plus aguerris, agissant avec des faux comptes, se font coincer tôt ou tard dans la toile. La raison ? Chaque ordinateur dispose d’une adresse IP collant à la machine comme l’ADN au corps. Ces suites de chiffres assurent aux machines la capacité de communiquer entre elles selon le « Protocole Internet (IP) ». Remonter jusqu’au fournisseur d’accès est ainsi un exercice aisé.

Pourquoi lever l’anonymat en ligne s’il est possible d’identifier les utilisateurs au comportement délictueux ? L’Europe l’explique par un système sanctionnant plutôt en aval qu’en amont les malfaiteurs sur Internet. De fait, la liberté d’action reste entière jusqu’à ce qu’un acte répréhensible soit commis. Logique. Mais par la suite, les délais sont parfois longs pour remonter jusqu’au malfaiteur.

 

Un intitulé de débat inexact

Concrètement, si l’Europe choisissait de lever l’anonymat en ligne, ne plus autoriser l’usage de pseudonymes permettrait de limiter les malversations. Si un internaute cyberharcèle un autre, ou qu’il propage un discours haineux, son véritable nom et prénom seraient directement visibles. Une condamnation suivrait. Ce qui le découragerait dans bien des cas à adopter une attitude punissable.

Néanmoins, le débat autour de la levée de l’anonymat en ligne ne se fonde pas toujours sur les bons motifs. Les controverses reposent actuellement sur le caractère liberticide de la mesure plutôt que sur la protection qu’offrirait la levée de l’anonymat.

Par ailleurs, si l’on abolissait l’anonymat sur les réseaux sociaux, les convictions politiques, orientation sexuelle et appartenance religieuse partagées s’associeraient à un profil d’utilisateur. Nul ne pourrait y échapper. Car, en théorie, les plateformes pourraient exiger le passeport des internautes pour prouver leur identité.

Du côté de l’UE, les ministres européens de la Justice, en charge des réseaux sociaux, se chargent en priorité de mettre au clair les aspects juridiques. Le rendez-vous qui s’est tenu début février, à Lille, pour discuter de la protection des citoyens contre les crimes et les discours de haine a vu la présence de toutes les grosses entreprises du numérique (Google, Meta, Twitter). Toutefois, la levée potentielle de l’anonymat en ligne est restée, pour l’heure, absente des échanges.

 

* : Le prénom a été remplacé à la demande de la personne.

 

Noé Kolanek

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