Préambule : pour écrire cet article, nous avons fait l’expérience du logiciel libre, en installant une « machine virtuelle » Linux (distribution Ubuntu) dans Windows, puis la suite bureautique « Libre Office », avec traitement de texte, tableur, outils internet et tutti quanti. Premier constat : c’est plutôt simple, agréable à utiliser, fonctionne parfaitement. Et bien sûr, c’est gratuit : pas de licence, pas de frais.
La souveraineté numérique de la France est l’objet de nombreuses incantations. Mais ceux qui la font sont bien plus rares que ceux qui en parlent. À l’Assemblée nationale, le député Modem Philippe Latombe mène le combat depuis cinq ans avec quelques collègues de tous bords politiques, trop rares à être conscients d’un enjeu qui va impacter la place de la France dans le monde et la vie privée de chaque Français. Voici une petite histoire emblématique d’un défi qui devrait être au coeur du prochain quinquennat…
Romain Debailleul et Pascal Beel, deux professeurs de NSI (Numérique et sciences informatiques) du Lycée Carnot à Bruay Labuissière, établissement de 1700 élèves près de Lens dans le Pas-de-Calais, ont convaincu leur hiérarchie, les administrations concernées et surtout leurs élèves qu’il y a une vie hors Windows (ou Mac), et que la bureautique, les applications de communication, les langages de programmation existent dans le monde du logiciel libre. Cela va bien au-delà de l’informatique et du rapport aux GAFAM. C’est de l’éducation à la liberté, à la diversité, à la souveraineté, avec une dimension écologique, sociale et inclusive qui en fait un enjeu fondamental.
Le discours de Romain Debailleul et Pascal Beel est construit, crédible, innovant. Mais il démontre aussi que les deux enseignants savent compter, quand il s’agit de budget et d’argent public. Malgré quelques dépenses de formation qu’ils disent modiques, les économies vont bien au-delà de la gratuité des licences. Nécessitant bien moins de ressources système que Windows, ces logiciels libres peuvent être installés sur des machines peu puissantes, tels que les mini-PC Raspberry pi remis à aux élèves (environ 100 €, sans écran, mais pouvant être connectés à une télé). Elles consomment 10 à 20 fois moins qu’un PC classique sous Windows, nous explique Pascal Beel.
Dès lors, on se demande pourquoi une telle initiative n’est pas généralisée : sur le plan éducatif, elle permet de briser, dès le lycée (après, il est souvent trop tard), l’idée qu’il n’existe aucune alternative aux géants du numérique et que nous sommes condamnés à dépendre des GAFAM. C’est de l’éducation à la souveraineté et à la diversité numérique, avec des implications budgétaires et environnementales (réduction des coûts, y compris de l’énergie) significatives. Et bien sûr, le développement du couple logiciel libre / mini PC permet de réduire la fracture numérique, qui est aussi une facture sociale.
Pourquoi le projet né au Lycée Carnot de Bruay Labuissière est-il en danger ?
L’échelon administratif compétent en matière d’équipement des lycées est la région. Les ordinateurs de chaque lycée doivent obligatoirement être reliés à son réseau pédagogique. Jusqu’alors géré sous Linux, ce réseau va migrer prochainement vers Windows, ce qui en soit est déjà regrettable. Mais ce qui le serait plus encore, c’est que les machines Linux du lycée Carnot, tout comme les mini PC Raspberry pi des élèves soient coupés du réseau, devenant inutilisables. Ce n’est qu’une simple question de configuration, et non un obstacle technique. Et pourtant, c’est bien ce qui se profile : un véritable gâchis et une soumission totale à Microsoft. L’éviter serait une décision éminemment politique au sens le plus noble du terme.
L’affaire a une dimension emblématique qui va bien au-delà d’un lycée des Hauts-de-France. Avons-nous retenu les leçons du Covid et de la guerre d’Ukraine ? Le libre-échange ne doit pas conduire à la dépendance, à la vassalisation. Sauver l’initiative de ces professeurs revêt une dimension symbolique, car elle ferait école. Elle serait un petit pas pour quelques centaines d’élèves, mais un grand pas pour l’éducation à la diversité et la souverainement numérique, dans un dessein économique, écologique, inclusif et social.
Michel Taube
Liens complémentaires :
Projet du Lycée Carnot de Bruay Labuissière
Application de virtualisation gratuite utilisée pour l’essai