Au centième jour de la guerre déclenchée contre les Ukrainiens par la Russie, on y entend un langage sensiblement différent qu’à son début. Sur les plateaux télévisés, qui rivalisent tous de nationalisme et de soutien à l’armée, les informations sur l’« opération militaire spéciale » cèdent le pas aux envolées contre l’Occident, accusé de vouloir détruire la Russie. Le 24 février 2022, le régime russe, très sûr de lui, proclamait, à la face du monde, son nouveau rôle d’éradicateur du nazisme, lequel se serait réimplanté en Ukraine. Aujourd’hui, dans un mouvement paranoïaque, il se présente comme la victime d’une guerre que l’Occident lui ferait subrepticement.
Par le procédé rhétorique de l’inversion accusatoire, on ne rappelle pas que c’est le Kremlin qui a commencé cette guerre contre l’Ukraine, mais on sous-entend que c’est l’Occident qui est responsable des hostilités, afin d’affaiblir la Russie. Le diplomate Dmitri Peskov, secrétaire de presse de Vladimir Poutine depuis dix ans, a cru bon de rappeler que, dans son histoire, la Russie n’avait jamais attaqué de pays étranger. C’est vrai qu’au cours des quatre derniers siècles elle a dû se défendre successivement contre les invasions polonaise, suédoise, française et allemande. Mais M. Peskov a oublié l’invasion de la partie orientale de la Pologne le 17 septembre 1939, ainsi que la guerre déclenchée par Moscou contre la Finlande le 30 novembre 1939. Les chars russes envoyés « rétablir l’ordre » à Berlin (1953), Budapest (1956), Prague (1968), n’ont pas été mentionnés par le diplomate. Surtout, Dmitri Peskov omet de rappeler que le président de Russie avait, en décembre 1994, garanti l’intégrité territoriale de l’Ukraine, pays qui venait, à l’invitation pressante des Etats-Unis, d’abandonner ses armes nucléaires.
Dans l’histoire, les contre-vérités ont toujours alimenté les guerres. Elles les ont prolongées. Il est donc important de rappeler au peuple russe que, non, la partie occidentale de l’Europe n’est pas en guerre avec la Russie, et qu’elle ne souhaite pas l’être. Quand Emmanuel Macron invite à dîner Vladimir Poutine le 19 août 2019, les deux leaders ont des vues différentes sur les dossiers syrien et ukrainien. Mais ce n’est pas un adversaire que convie le président français à Brégançon. C’est un partenaire potentiel, pour une « Europe qui va de Lisbonne à Vladivostok », selon le mot d’Emmanuel Macron ce soir-là. La France fait alors tout pour éviter de jeter la Russie dans les bras de la Chine.
Lorsque la chancelière d’Allemagne s’apprête à quitter le pouvoir, elle se déplace à Moscou le 20 août 2021 pour dire au revoir à Vladimir Poutine. Le leader russe fut un partenaire difficile pour Angela Merkel. Mais, ensemble, ils avaient présidé à la construction du gazoduc Nord Stream 2, reliant directement la Russie à l’Allemagne, via la mer Baltique.
Les stratèges américains étaient très opposés à ce projet. Mais Joe Biden a levé l’opposition des Etats-Unis, en guise de geste de bonne volonté, avant de rencontrer Poutine à Genève, le 16 juin 2021. Un sommet qui s’était bien passé, de l’aveu même du Kremlin.
C’était sincèrement, et sans la moindre arrière-pensée agressive, que l’Allemagne, la France, l’Italie, ont accru leur commerce avec la Russie de Vladimir Poutine. Ces puissances occidentales n’ont pas bronché lors de sa guerre en Tchétchénie (1999-2006), territoire de la Fédération de Russie. Il n’était pas illégitime qu’elles décident de sanctions (légères) après l’annexion de la Crimée et la guerre « hybride » au Donbass de 2014. Pacta sunt servanda (il faut respecter les traités) : c’est la base du droit international. Personne ne peut accepter que la Russie ampute le territoire d’un voisin après avoir librement reconnu son indépendance.
Livrer des armes à l’Ukraine n’est pas faire la guerre à la Russie car les Occidentaux ont pris les mesures pour qu’elles ne puissent pas frapper le territoire russe. Aider un pays à résister à une agression est moralement et politiquement légitime.
Une bonne diplomatie est aussi celle qui tient compte du ressenti chez les autres. La Russie a un complexe obsidional. Nous devons éviter de l’alimenter. Interdire à l’avion du chef de la diplomatie russe de se rendre à Belgrade est une faute. Dans l’histoire, les sanctions punitives ont toujours été contre-productives.
Sans relâche et parallèlement, nous devons aider l’Ukraine et rappeler à la Russie son destin vertueux. Qui est d’arrêter de chercher querelle à ses voisins européens, pour développer son territoire sibérien, lorgné par les Chinois. Le jour où elle y sera prête, il nous faudra l’aider à fond, avec notre technologie et nos investissements. C’est comme cela, et pas autrement, que se construira une paix durable sur le continent euro-asiatique.
Avec l’aimable autorisation de Renaud Girard, chronique parue dans Le Figaro du mardi 7 juin 2022