Mars 2022, le média Politico publie un document interne sur un avis majoritaire de la Cour suprême aux États-Unis. C’est le pavé dans la mare. Ce document révèle qu’une nette préférence s’était formée au sein des neuf juges de la Cour suprême, qui prévoit, par le biais d’un précédent, de renverser l’arrêt Roe V. Wade (1973, ci-après dénommée l’affaire Wade).
Le 24 juin, la Cour suprême américaine a en effet révoqué officiellement le droit à l’avortement instauré en 1973. Cette décision renvoie le États-Unis à la situation en vigueur avant l’arrêt emblématique “Roe v. Wade” il y a 50 ans. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une loi fédérale et que les Etats aient la possibilité de légiférer sur ce point, face à une perspective bien inquiétante, des défenseurs du droit à l’avortement se sont rassemblés et unis aux États-Unis comme en Europe pour protester contre ce changement de jurisprudence.
Histoire de Roe v. Wade
L’arrêt Wade représente un cas célèbre de la Cour suprême fédérale des États-Unis dans le domaine des droits constitutionnels des femmes. Grâce à cet arrêt, le choix de l’avortement pour une femme enceinte est reconnu par les droits constitutionnels et les gouvernements des États ne peuvent pas restreindre la liberté d’avortement des femmes par des moyens législatifs ou administratifs. L’arrêt Wade déclenche une controverse de longue durée aux États-Unis sur le droit des femmes à l’avortement, Deux camps rivalisent donc sur ce sujet : le premier, le camp « Pro-choice » (c’est-à-dire en faveur de l’avortement) et l’autre les « Pro-life » (c’est-à-dire l’idée de considérer les fœtus comme vivant et de ne pas pouvoir avorter à volonté).
En 1970, une femme, qui se faisait appeler « Jane Roe » pour des raisons de confidentialité, a intenté un procès au Texas, accusant Henry Wade, alors procureur du comté de Dallas, d’avoir violé ses droits constitutionnels puisqu’il appliquait la loi anti-avortement du Texas, d’où vient l’affaire Wade. Selon la loi du Texas à l’époque, seuls les avortements pratiqués pour sauver la vie d’une femme enceinte étaient considérés légaux. Dans d’autres circonstances, ils étaient illégaux. Cette affaire a finalement fait l’objet d’un appel devant la Cour suprême fédérale en 1973. La majorité écrasante de neuf juges, par une marge de 7-2, de la Cour suprême a apporté le soutien pour Roe. Par la suite, la Cour suprême a précisé que le choix d’une femme de recourir à l’avortement par un moyen sûr et légal dans certaines circonstances est un droit fondamental protégé par la Constitution.
L’introduction d’un modèle à trois niveaux du choix de l’avortement fait partie d’une contribution importante de l’affaire Wade dans son exercice normatif. L’arrêt Wade divise le droit de la femme à l’avortement en trois niveaux différents, en se basant sur l’avis des professionnels de la santé, tenant compte de la division de la grossesse en trois trimestres : au cours du premier trimestre, la femme enceinte a une liberté de choix quasi absolue ; dans le deuxième trimestre, la liberté d’avorter est limitée par l’avis médical, mais la revendication centrale de cette restriction est la protection de la santé physique et mentale de la femme enceinte. Au troisième trimestre, étant donné que le fœtus peut survivre indépendamment de la mère, l’avortement n’est pas autorisé, sauf si la vie de la mère est en danger.
L’affaire Wade constitue une victoire majeure dans le mouvement des droits de la femme aux États-Unis. Désormais, dans les conditions de protéger la santé et la sécurité, les femmes ont eu le droit de faire les choix autonomes concernant leur propre corps et leur propre style de vie.
Sans trop simplifier, si l’on considère les droits sociaux et politiques aux États-Unis comme un modèle dual « libéral contre conservateur », l’arrêt Wad représente les idées libérales fondamentales et il a donc eu une signification historique avec des impacts sociaux profonds. Pourtant, les forces conservatrices enracinées dans la société américaine n’ont jamais cessé les efforts pour renverser l’arrêt Wade et chasser ses influences. Aujourd’hui, la puissance des conservateurs américains est plus forte que jamais et la Cour suprême fédérale compte une nette majorité des conservateurs. L’arrêt Wade risquait donc d’être remis en question et de devenir la dernière barrière au droit des femmes à l’avortement. Le cri de ralliement politique en faveur du renversement de l’affaire Wade, déclenché par la publication de l’avis interne de la Cour suprême, est une glace épaisse qui ne s’est pas forgée pas en un seul jour de gel.
A l’heure actuelle, plus de la moitié des États sont déjà prêts à légiférer sur de sévères restrictions du droit à l’avortement allant jusqu’à l’interdiction totale. Pour de simples raisons du jugement de l’arrêt Wade, ces États ne peuvent pas braver les interdits. En outre, 13 États ont adopté des lois sous la forme de « jugement trigger bills » rendant l’interdiction de l’avortement effective dès le renversement de l’arrêt Wade. L’interdiction de l’avortement a pris automatiquement effet dès que l’affaire Wade a été renversé. Ainsi, depuis le 24 juin, en moins d’un mois donc, le Missouri, l’Arkansas, l’Idaho, le Kentucky, la Louisiane, le Mississipi, le Dakota du Nord et du Sud, l’Oklahoma, le Tennessee, le Texas, l’Utah et le Wyoming ont déjà légiféré en ce sens et une dizaine d’autres s’apprêtent à le faire tels que la Floride, l’Ohio, la Géorgie ou la Caroline du Sud). C’en est fini de la jurisprudence inaugurée par la décision Roe v. Wade rendue en 1973.
En réalité, bien avant l’annulation de l’arrêt Wade, on constatait déjà une grave pénurie de soins liés à l’avortement à cause des restrictions croissantes imposées à l’avortement par les législations de nombreux États pendant ces dernières dizaines années écoulées. Voilà des années que les professionnels de la santé sont fortement découragés pour pratiquer l’avortement. À présent, seuls 11 % des comtés américains disposent d’un service d’avortement sur le territoire et six États n’ont qu’un seul service légal d’avortement dans tout l’État. En conséquence, de nombreuses femmes, notamment celles qui sont économiquement défavorisées, auront des difficultés à accéder à des soins et services de santé génésique sûrs et efficaces.
Ironiquement, les États-Unis ont le taux de mortalité infantile le plus élevé parmi les pays développés. Toutefois, les femmes issues de familles pauvres ont perdu la possibilité d’avorter sous la bannière de la « protection du bien-être de l’enfant à naître ». Ainsi, celles-ci finissent souvent par donner naissance à des bébés qui meurent faute de soins médicaux ou de nutrition, ou à cause du manque de capacité ou de volonté des parents pour les élever.
Derrière l’affaire Wade, les progrès et les retours en arrière du droit à l’avortement aux États-Unis
D’un point de vue sociologique, les implications réelles du droit des femmes à l’avortement vont bien au-delà du compromis entre la valeur de la vie fœtale et l’autonomie corporelle de la mère. La socialisation des droits reproductifs des femmes exerce des effets substantiels sur la base matérielle dans la lutte du droit des femmes pour l’égalité des droits sociaux, économiques et culturels.
Si l’on passe en revue l’évolution de la structure sociale et familiale de l’humanité, visiblement, la division du travail dans la sphère reproductive a été un facteur déterminant de la position des femmes dans les relations sociales de production dans une période historique donnée.
À l’entrée de l’ère et de la société modernes, l’égalité du droit des femmes a émergé, ce qui reposait sur l’idée que les femmes pouvaient participer pleinement et profondément à la production de masse moderne. À ce stade, le désengagement à long terme (ou au moins pour une certaine période de marginalisation) de la production sociale entraînée par la grossesse est devenu un obstacle substantiel à la participation des femmes à la vie sociale sur un pied d’égalité. Ainsi, avec la reconnaissance de l’importance du processus reproductif, les femmes ont commencé à considérer la liberté du choix de la participation au processus reproductif comme un droit minimum. Elles n’ont cessé depuis de poursuivre le droit à la liberté de l’avortement pour toutes les femmes.
Dans un système de production sociale comme celui des États-Unis, dominé par l’économie du marché, si l’on met plus l’accent sur la participation des travailleurs à la distribution sociale par la vente libre du travail, le désavantage socio-économique des femmes à cause des contraintes de reproduction s’accentue plus. En conséquence, parmi les classes inférieures et moyennes de la société, qui dépendent fortement la vente du travail physique, la demande des femmes en matière de choix reproductif devient plus forte, et le droit à la liberté d’avortement devient ainsi un intérêt central du droit des femmes à l’égalité sociale. Sur ce contexte, les changements majeurs opérés par l’affaire Wade sur les femmes aux États-Unis a exercé des influences souvent au-delà du droit à l’avortement lui-même. Celles-ci se manifestent davantage dans un niveau socio-économique.
Par exemple, selon certains analystes, l’annulation de l’arrêt Wade ne signifie pas un refus total du droit à l’avortement sur tout le territoire des États-Unis : celui-ci donne simplement à tous les États la liberté de choisir d’interdire ou de soutenir le droit à l’avortement. Comme les États dominés par le camp libéral adopteront certainement les lois garantissant le droit à l’avortement, cette annulation provoquera en fin de compte un déséquilibre géographique dans la distribution du droit à l’avortement à travers les États-Unis.
De ce fait, la liberté des femmes de se faire avorter dans les États anti-avortement dépend en grande partie des moyens financiers : les femmes de la classe supérieure ont les moyens de franchir les frontières de l’État, ainsi que de chercher un service médical et de vivre à l’extérieur en cas de nécessité. Leur liberté de se faire avorter ne sera pas vraiment limitée, tandis que les femmes des classes moyennes et inférieures, limitées par des contraintes de revenu, d’emploi et de famille, ne peuvent pas quitter leur communauté ni leur emploi pour de longues périodes. Elles ne peuvent non plus se permettre le coût élevé des soins entre États, leur droit à l’avortement est donc en effet privé. De surcroît, la majorité d’entre elles est issue de minorités ethniques ou d’immigrants illégaux. En même temps, dans les États où l’avortement est strictement interdit, les femmes enceintes contraintes de se faire avorter pour diverses raisons devront recourir à des méthodes peu sûres, comme les cliniques clandestines, les pratiques médicales illégales ou l’achat des médicaments en ligne, de sorte que l’avortement présente une menace sérieuse pour leur santé, voire met leur vie en danger.
En ce sens, le reversement de l’affaire Wade ne marque pas seulement un grand pas en arrière dans la protection des droits des femmes, il risque encore de creuser encore davantage les inégalités sociales aux États-Unis et d’exacerber les clivages et antagonismes ethniques.
Une comparaison du niveau de protection du droit des femmes à l’avortement entre les États-Unis et l’Europe
Face aux critiques issues de toutes les parties, les forces conservatrices américaines se défendent. Elles refusent catégoriquement de reconnaître les dommages substantiels que leur position crée à la protection des droits des femmes aux États-Unis. Pourtant, si nous regardons au-delà des États-Unis, en faisant une comparaison transatlantique entre les États-Unis et les pays européens, nous constatons que les États-Unis sont relativement à la traîne parmi les pays développés occidentaux, tant sur le sujet spécifique du droit à l’avortement que dans les domaines plus larges de la protection des droits des femmes. L’écart entre les États-Unis et l’Europe en matière de protection des droits des femmes devient une tendance de plus en plus évidente, en particulier depuis le début du XXIe siècle, alors que l’environnement politique américain est au fur et à mesure plus conservateur et que les pays européens renforcent leurs systèmes de protection des droits fondamentaux sous la coordination de l’Union européenne.
Précisément, depuis la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont adopté une position hautement éclairée et libérale en matière de législation sur le droit à l’avortement. Et à ce jour, le droit des femmes à l’avortement est largement garanti dans la grande majorité des pays européens. De manière générale, la femme enceinte a le dernier mot sur l’avortement au cours du premier trimestre. Les médecins et les autres professionnels concernés ne peuvent refuser de fournir des services d’avortement sans motif valable. Dans le deuxième trimestre, l’avortement est généralement autorisé sous certaines conditions. En Autriche, par exemple, l’avortement est permis au cours du deuxième trimestre si la vie de la femme est en danger ou si elle a de graves problèmes de santé physique ou mentale, si le fœtus présente de graves défauts physiques ou si la femme est âgée de moins de 14 ans. Tandis que la loi danoise considère les difficultés financières comme motif d’autorisation de l’avortement au deuxième trimestre.
Avec le maintien d’une législation hautement éclairée sur le droit à l’avortement, les pays européens accordent aussi une grande priorité à la fourniture de soins de santé sûrs et hygiéniques au niveau institutionnel pour les femmes qui souhaitent avorter. Dans certains pays à l’avant-garde de la législation en la matière, des réformes sont envisagées pour réduire et assouplir diverses restrictions sur l’avortement au-delà du premier trimestre, ou pour prolonger le délai d’autorisation de l’avortement inconditionnel au-delà du premier trimestre. Derrière les idées derrière cette réforme, les délais de grossesse trop rigides peuvent avoir des conséquences néfastes pour les femmes enceintes. Notamment un fardeau psychologique inutile provoque des dommages supplémentaires à la santé des femmes enceintes qui cherchent à obtenir des soins médicaux pour un avortement plus tard.
Presque tous les pays européens soutiennent l’avortement à tout moment de la grossesse lorsque la santé et la vie de la femme enceinte sont menacés et que la grossesse doit être interrompue. Il s’agit aussi d’un principe généralement accepté dans les pays européens, dans le cas où une femme contrainte de tomber enceinte à la suite d’une agression sexuelle doit voir sa demande d’avortement satisfaite sans condition. Par ailleurs, cette femme qui demande un avortement en raison de cette agression sexuelle n’a pas besoin de fournir des preuves spécifiques de l’agression afin de protéger la vie privée et de la protéger contre une victimisation secondaire.
Certes, la campagne visant à protéger le droit à l’avortement dans les pays européens ne s’est pas déroulée sans encombre. Les exemples de résistance politique au niveau national et de restrictions institutionnelles au niveau opérationnel ne manquent pas.
Actuellement, six pays européens ne reconnaissent pas le droit absolu à la liberté d’avortement au moins au cours du premier trimestre, et la Pologne et le Malte sont les deux pays rarissimes qui maintiennent encore des restrictions légales strictes sur l’avortement. Dans la seconde moitié du XXe siècle, certains pays européens, influencés par des attitudes traditionnelles, ont eu tendance à imposer diverses restrictions à l’avortement, tangibles ou intangibles, malgré l’autorisation de l’avortement légal. Dans le cadre de ces restrictions, les femmes ont dû se soumettre à des procédures de déclaration longues et complexes dans l’objectif d’obtenir l’autorisation de se faire avorter, et certains prestataires de services d’avortement étaient parfois soumis à une réglementation trop stricte, ce qui se traduisait par un accès limité aux services et un faible soutien aux soins d’avortement localisés et communautaires.
Depuis 2018, plusieurs pays européens ont adopté des projets de loi visant à réformer des restrictions procédurales et normatives illégitimes afin de supprimer les obstacles institutionnels et conceptuels à l’accès des femmes à des soins de santé universels et sûrs.
Dans le contexte de la politique d’intégration de l’UE, certains députés européens ont commencé à plaider pour l’intégration du droit à l’avortement dans l’Acte sur les droits fondamentaux de l’UE. D’après eux, la considération de l’avortement come droit fondamental protégera efficacement les femmes européennes contre les risques de la santé et même la vie à cause d’accès à des soins d’avortement sûrs et efficaces. Ils soulignent que les restrictions à l’avortement ne favorisent pas le bien-être du fœtus mais augmentent au contraire considérablement la possibilité que les femmes enceintes choisissent des services d’avortement peu sûrs et non professionnels De ce fait, le droit des femmes à choisir des services des soins d’avortement sûrs et légaux doit être pleinement protégé par des moyens législatifs. Ainsi, dans une résolution adoptée le 7 juillet par 324 voix pour, 155 contre et 38 abstentions, signe d’un consensus européen en la matière, les euro-députés ont demandé que le droit à l’avortement soit inscrit dans la Charte européenne des droits fondamentaux, par la modification de l’article 7 de la Charte et l’ajout des propos suivants : ‘‘toute personne a droit à un avortement sûr et légal’’.
D’après nos observations, la pleine protection du droit des femmes à l’avortement dans l’ensemble des pays européens n’est pas un phénomène isolé. Pourtant, celle-ci figure sur une extension naturelle de la préoccupation constante portée à la protection des droits des groupes vulnérables, en particulier les femmes et les enfants suite à la Seconde Guerre mondiale. Comme mentionné précédemment, le droit d’une femme à choisir l’avortement ne représente qu’un aspect du droit des femmes à l’égalité et fait partie intégrante de la poursuite globale des femmes pour une vie socio-économique libre, une identité sociale égale et un traitement social équitable. Dans le même ordre d’idées, de nombreux pays européens sont plus avancés par rapport aux États-Unis dans d’autres domaines de la protection et l’égalité des droits des femmes.
Par exemple, en ce qui concerne l’égalité de statut économique des femmes, de nombreux pays européens ont légiféré en matière de congé de maternité payant et de systèmes de garde d’enfants socialisés permettant largement à libérer les femmes en âge de procréer. En effet, ce type de conception institutionnelle visant à défendre l’égalité des droits socio-économiques des femmes est devenu un élément important de l’État-providence européen de l’après-guerre. Selon les estimations des organisations internationales, la quasi-totalité des économies développées d’Europe et d’Amérique du Nord ont réalisé des résultats remarquables dans ce domaine, les pays traditionnellement à haut niveau de protection sociale tels que la Belgique, le Canada, le Danemark et la France arrivent en tête. Les États-Unis, en revanche, ont tendance à se classer en arrière de ces indicateurs, ce qui n’est guère compatible avec le statut de première puissance économique mondiale.
Michel Taube