Depuis quelques mois, des manifestations massives des peuples équatorien et péruvien agitent les deux nations andines, le Pérou de Pedro Castillo, (élu avec 50,1% des voix face à Keiku Fujimori, la fille de l’ancien dictateur) et l’Équateur du libéral-conservateur, Guillermo Lasso. Des manifestations liées à des causes quasiment identiques : crise économique, inflation galopante, ampleur de la corruption, discrédit de la classe politique, criminalité organisée…
Au point que certains observateurs étrangers se posent aujourd’hui une question loin d’être fantaisiste et, au demeurant, classique à travers l’Histoire de maintes nations du globe : face à ces difficultés internes, l’ un ou l’autre de ces deux actuels gouvernements pourrait-il être tenté (comme le fut naguère la junte argentine avec la guerre des Malouines) par une « exportation » des problèmes internes, en réactualisant le contentieux séculaire qui illustre les relations entre les deux pays ? Bref, en remettant en question les Accords de Paix concluant, il y a un quart de siècle, la Guerre du Cenepa, la Guerre de la Cordillère du Condor. Une hypothèse loin d’être farfelue, et jouant sur la fibre nationaliste qui caractérise les deux peuples.
Flashback : La guerre de la Cordillère du Condor.
La Guerre du CENEPA, dite aussi de la Cordillère du Condor, à la frontière de l’Équateur et du Pérou, a opposé ces deux États entre le 27 janvier et le 17 février 1995. Un conflit certes très bref, mais révélateur de la pérennité des tensions existant entre ces deux nations andines, et également une très bonne illustration du rôle que jouent désormais les « pays garants » dans la gestion des contentieux et des conflits, notamment à l’échelle de l’Amérique Latine.
Agités depuis plusieurs années par des questions de géopolitique interne, les deux pays vont se préparer, dès décembre 1994, à régler leur problème frontalier par la force. La mobilisation générale, de part et d ‘autre d’une frontière contestée depuis des générations, est décrétée simultanément, le 27 janvier 1995. Les combats, tout d’abord marqués par quelques succès péruviens, sont compensés par la suite par ceux de l’aviation de Quito.
La guerre cesse le 17 février de la même année, après l’intervention des « quatre pays garants », les États-Unis, l’Argentine, le Brésil et le Chili, liés par l’Accord de Rio de Janeiro d’octobre 1942.
Le retrait des troupes est acté le 4 mai ; une « zone exempte de toute activité militaire est établie le long de la Cordillère du Condor, le 5 août, et un accord « définitif » est arraché de longue lutte (Accord de Brasilia), le 26 octobre 1998. Ce conflit ouvert n’a donc duré que trois semaines, mais il a engendré maintes polémiques. D’abord, chacun des protagonistes va s’attribuer la victoire ! Quant au nombre de victimes, Quito reconnaîtra officiellement trente-quatre morts du côté des siens et en évoquera une soixantaine côté péruvien. Lima affichera trois-cent-soixante victimes équatoriennes et 30 morts côté péruvien !
Mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans l’analyse du contexte, révélateur du poids de certaines tendances lourdes, caractérisant depuis de nombreuses décennies la région andine en particulier et le sous-continent latino-américain en général.
Ce conflit peut être considéré comme absurde. Dès l’annonce du cessez-le-feu, de nombreux commentateurs, de tous horizons, se rejoignent pour souligner le caractère apparemment aberrant du conflit.
L’un des plus grands écrivains péruviens, le Prix Nobel Mario Vargas Llosa rédigeait, dès la fin de la guerre, un article singulièrement révélateur :
« L’Équateur et le Pérou présentent les mêmes caractéristiques géographiques et historiques ; ils sont peuplés par les mêmes races et sont confrontés à des problèmes politiques, économiques et culturels parfaitement interchangeables. Que ces deux pays se soient fourvoyés dans un conflit armé malgré toutes ces similitudes, alors que l’intégration régionale semblait en bonne voie sous l’impulsion d’organismes internationaux comme le Mercosur ou l’Alena, en dit long sur les ravages que le nationalisme risque de causer de longues années encore en Amérique Latine… »
Vargas Llosa mettait aussi en exergue quelques faits conjoncturels liés aux difficultés internes rencontrées par les deux nations et, surtout, sur les personnalités très controversées qu’étaient le président équatorien, Velasco Ibarra, (cinq fois porté à la magistrature suprême et quatre fois destitué !), et son homologue péruvien, l’imprévisible Alberto Fujimori.
Velasco Ibarra, l’as des pronunciamentos, avait pour thème favori, via des discours patriotiques enflammés et truffés de citations latines, « la reconquête des terres abandonnées à la voracité du voisin péruvien, le Haut Cenepa et la crête de la Cordillère du Condor ».
Quant à Fujimori, alors que la plupart des nations latino-américaines venaient d’amorcer avec quelque réussite leur transition démocratique, il fait passer le Pérou, à partir de 1991, d’un régime libéral à un régime autoritaire de type semi-dictatorial.
Comme l’écrivait encore Vargas Llosa (et sa comparaison avec les motivations des Généraux argentins des années de plomb pour tenter de récupérer les Malouines ne manque pas de pertinence) : « Quel meilleur plat de résistance pourrait-on servir au peuple en période électorale qu’une victoire militaire d’un candidat à sa réélection face à l’envahisseur ? ». Fujimori, et ce fut plus qu’un symbole, prendra même physiquement la tête de ses troupes, face au chef d’état-major équatorien, le général Paco Moncayo !
Mais l’on ne peut comprendre les causes profondes de la guerre du Cenepa sans faire référence, une fois encore, aux tendances lourdes qui caractérisent les relations entre les deux États andins, depuis l’aube de leur indépendance.
Certes, au-delà de la spécificité des personnalités évoquées supra, on ne peut négliger le poids de certaines « variables contemporaines », comme la découverte et la mise en valeur de ressources primaires dans le sous-sol de la région, mais les fondements du contentieux et de la série de conflits qui ont régulièrement entaché les relations entre Quito et Lima remontent de facto au début du XIXème siècle.
La géographie y tient naturellement son rôle : les frontières de la vice royauté, à l’époque coloniale, s’appliquaient à un milieu méconnu, difficilement pénétrable, peu peuplé, aux confins de l’Amazonie, au cœur des Andes. Preuve supplémentaire : le contentieux qui persiste, plus au sud, entre le Chili et l’Argentine, au sujet de la Laguna del Desierto, et qui a failli déboucher sur un conflit ouvert entre Santiago et Buenos Aires, cette même année 1995. Un contentieux reposant, lui aussi, comme dans la vallée du Cenepa, sur un « malentendu », fameux décalage topographique existant entre les tracés de la « crête orographique » et de la « crête militaire ».
La première crise sérieuse à l’occupation du Cenepa remonte à 1803, quand le port de Guayaquil fut arbitrairement détaché de sa province péruvienne. Mais le facteur historique majeur demeure, avec les indépendances, la somptueuse tentative du Libertador de créer une « Grande Colombie », qui aurait regroupé le Panama, le Venezuela, la Colombie et l’Équateur. Dès l’installation (au moins virtuelle) de cette nouvelle entité politique, l’un des anciens alliés de Bolivar, José de la Mar s’installe à Lima et entre en guerre contre le Libertador. Avec la victoire des « Colombiens », le Traité de Paix établit la frontière entre le Pérou et l’Équateur, en ignorant volontairement la région de la Cordillère du Condor, restée en suspens « provisoirement » sur plus de quatre-vingts kilomètres. Et le Traité de Pando Noboa, en 1833, va stipuler que les frontières du moment seront reconnues par les deux parties présentes jusqu’à ce qu’un accord les fixe de manière définitive (sic). D’où ce contentieux latent, qui va perdurer pendant plus d’un siècle, une période qui voit s’égrener toute une kyrielle de conflits : guerre de 1858-1860 ; conflit d’Iquitos de 1864 ; incidents de frontière de 1903,1916,1926,1934 et, in fine, la guerre ouverte de 1942, qui s’achève par la défaite équatorienne, astreinte à signer le Protocole de Rio du 29 octobre, première application concrète du système des « pays garants ». Mais la paix ne dura pas longtemps : dès 1946, à la suite « d’expéditions scientifiques » menées au sein de la Cordillère, Quito conteste à nouveau le tracé de la frontière ; en 1960, le Président Ibarra, dans la foulée de son retour au pouvoir, déclare que le Protocole avait été obtenu par la force, qu’il s’était traduit par l’annexion insupportable de plus de 15 000 Km2 de territoires équatoriens par le Pérou et que ce dernier, outre leur rétrocession, devait permettre la libre navigation des bâtiments équatoriens sur l’Amazone. Lima préféra ne pas répondre, jusqu’aux sévères escarmouches du Paquisah, en 1981, et à la guerre de 1995.
L’application du système des « pays garants » va se traduire par la Déclaration de Paix d’Iramaty du 17 février 1995, dès le cessez-le-feu, puis par la Déclaration de Montevideo, le 28 février, déclarations dont le contenu sera validé, trois ans plus tard, au niveau des six chefs d’État concernés, par la signature de l’Acte Présidentiel de Brasilia.
Et aujourd’hui ?
Au cours des deux premières décennies du nouveau siècle, les relations entre les deux pays andins s’étaient considérablement améliorées, alors même que du temps d’Ibarra et de Fujimori, les autorités péruviennes qualifiaient volontiers les Equatoriens de « singes » et que leurs homologues de Quito n’hésitaient pas à railler « ces poules mouillées de Péruviens » ! Les échanges commerciaux ont connu une vive progression et les investissements se sont multipliés de part et d’autre, tout particulièrement dans les secteurs des mines, des hydrocarbures et dans les activités touristiques. La consolidation de la paix, parallèlement au rôle des pays garants (qui, avec le recul du temps, semble s’avérer beaucoup plus efficace que les recours traditionnels à l’arbitrage de tiers symboliques, si remarquables soient-ils du Saint Père à la Reine d’Angleterre), pouvait aussi être mise au crédit des gouvernements qui se sont succédé à Quito et à Lima, sous les présidences de l’Équatorien, Rafael Correa, économiste progressiste formé à l’Université de Louvain, ou du Péruvien, Ollanta Humala Tasso. Il est vrai que ce dernier est diplômé de la Sorbonne !
Mais les temps ont changé ! Il n’est pas du tout certain que leurs actuels successeurs soient animés des mêmes sentiments pacifistes. Eu égard aux graves problèmes qui secouent leurs pays, ils pourraient être de facto tentés, comme le furent naguère leurs prédécesseurs, « d’exporter » leurs problèmes par le canal de la réouverture du contentieux de la Cordillère du Condor…
Espérons toutefois que les quatre « Pays Garants », l’Argentine, le Brésil, le Chili et les États-Unis, veilleront au grain et à la pérennisation de l’Acte de Brasilia du 26 octobre 1998.
Jacques Soppelsa
Annexe : Acte Présidentiel de Brasilia. 26 octobre 1998
Convaincus de l’importance historique que revêtent pour le développement et le bien-être des peuples frères de l’Équateur et du Pérou les accords conclus entre les deux gouvernements.
Déclarant que l’avis à caractère contraignant émis par les chefs d’État des pays garants apporte une solution définitive aux différents frontaliers ayant opposé l’Équateur et le Pérou
S’engageant parallèlement à soumettre les Accords ci-après aux procédures d’approbation :
-Traité sur le commerce et la navigation conclu en application du Protocole de Rio relatif à la paix et à l’amitié ;
-Accord d’intégration frontalière prévoyant la création d’une commission de voisinage entre le Pérou et l’Équateur ;
Affirmant l’importance des accords ayant pour objectif la promotion des idéaux de paix, de stabilité et de prospérité qui animent le continent américain,
Proclament solennellement renoncer à la menace et à l’usage de la force dans les relations entre le Pérou et l’Équateur, ainsi qu’à tout acte susceptible de porter atteinte à la paix et à l’amitié entre les deux nations.
Alberto Fujimori, Président de la République du Pérou
Jamil Mahuad Witt, Président de la République de l’Équateur
Et es qualité de témoins garants,
Fernando Henrique Cardoso, Président de la République fédérale du Brésil
Carlos Saül Menem, Président de la République argentine
Eduardo Frei Ruiz-Teagle, Président de la République du Chili
Thomas McLarty, Représentant personnel du Président des Etats-Unis d’Amérique.
Jacques Soppelsa
Président honoraire de l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, Doyen de l’École Supérieure des Métiers du Droit, Conseiller éditorial d’Opinion Internationale