Disparu bien trop tôt en décembre 2021, le politologue Laurent Bouvet avait construit une pensée qui n’a jamais été autant d’actualité. La vision de cet intellectuel engagé, dans la plus pure tradition républicaine, résonne encore avec force, tant les faits semblent lui donner raison. Ni les polémiques qu’il a suscitées de son vivant, ni son engagement à gauche ne viennent ternir la justesse de ses analyses prophétiques. La France fait face de façon structurelle à ce que Laurent Bouvet qualifiait de « péril identitaire ». Et, point nodal de sa pensée, le seul outil efficace qui puisse déjouer ce péril est, selon l’intellectuel, la laïcité.
La mécanique implacable du péril identitaire en France
Ce que Laurent Bouvet dénomme « le tournant identitaire » dans l’un de ses principaux ouvrages, L’insécurité culturelle, sortir du malaise identitaire français, publié en 2015, correspond à une transformation de la nature du pluralisme politique dans les sociétés multiculturelles. Le passage d’un pluralisme d’intérêt de classe (la lutte des classes) à un néo-pluralisme centré sur les identités culturelles et/ou ethniques et religieuses.
D’après le politologue, cette tendance trouve son origine dans les États-Unis des années soixante et puise ses racines profondes dans l’exacerbation du mouvement des droits civiques. A partir de cette époque on observe sous des formes diverses et variées le réveil de certaines minorités qui combattent pour la reconnaissance de leurs spécificités identitaires quelles qu’en soit leur nature (culturelles, genrées, religieuses, ethniques et/ou raciales) C’est l’irruption dans le débat public du « droit à la différence » et de la reconnaissance publique de ce qui distingue telle ou telle minorité d’une majorité inévitablement perçue comme dominante et donc oppressante.
Si cette tendance s’observe dans tous les pays occidentaux sous des formes diverses, la France connaît le phénomène avec une virulence toute particulière sous l’effet de deux tendances : la radicalisation d’un certain nombre de mouvements associatifs face à l’échec des politiques publiques qui leur étaient adressées en vue de leur intégration. Ce phénomène a été amplifié par la situation internationale du monde musulman d’une part, et l’effondrement idéologique des élites politiques d’autre part qui de gauche comme de droite vont accepter de réduire la politique à des réponses aux revendications de droits nouveaux au nom de la discrimination positive et de valoriser l’expression des identités particulières au détriment d’une identité commune.
Sur la base de ce constat posé dans le courant des années 2010, Laurent Bouvet avait vu venir l’émergence en retour d’une contre-offensive identitaire issue des milieux populaires « français de souche », frappés de plein fouet par « l’insécurité culturelle », autour de la notion de défense des « valeurs occidentales chrétiennes » très largement alimentée par la droite radicale et nationaliste. La tension dans laquelle se trouve la société française contemporaine pourrait aboutir au « péril identitaire » induit par la tentation du communautarisme radical comme le laissa entendre la déclaration du ministre de l’intérieur Gérard Collomb sur les deux France qui affirma en 2018 : « aujourd’hui vivent côtes-à-côtes et qui demain pourraient se trouver face-à-face ».
La laïcité socle de la République et condition essentielle du « être ensemble »
C’est dans le combat pour la République et particulièrement sa composante substantifique, la laïcité, que Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain, montre la voie pour sortir de l’ornière mortifère de l’identitarisme. Si la République est solidement installée en tant que régime politique (tous les partis s’en réclament plus que jamais !) elle n’en est pas moins attaquée gravement comme idée et comme principe. L’universalisme Républicain devient le carcan oppresseur des identités particulières et la laïcité l’instrument de répression de la liberté religieuse qui par ses contraintes interdirait à l’individu de se soumettre aux préceptes de Dieu.
Cette attaque en règle contre la laïcité vient en premier lieu des islamistes radicaux bien sûr mais cela ne doit pas masquer sa dénaturation par ses mauvais défenseurs que sont ceux qui l’utilisent pour l’enraciner dans une culture essentiellement judéo-chrétienne niant par la même son caractère universel. Dans l’un de ses derniers ouvrages, La nouvelle question laïque, publié en 2019, Laurent Bouvet décrypte en détails les conditions de cette remise en cause et explique pourquoi il convient de refuser tout aggiornamento du concept de laïcité mais bien au contraire l’impérieuse nécessité de la réaffirmer dans sa version la plus originelle. « Notre combat républicain est un combat d’abord et avant tout laïque » écrivait-il en précisant « au sens du respect des lois qui l’organisent (…) mais encore du combat politique et idéologique qui ne saurait se résumer à quelques principes juridiques ». Pour l’auteur de La nouvelle question laïque, la laïcité constitue « le socle de notre contrat social, civique et politique, celui sur lequel repose tout l’édifice républicain » et en dernier ressort « elle est la seule manière d’être ensemble sans être renvoyés sans cesse à tels ou tels aspects de son identité personnelle : sa couleur de peau, son « genre », sa religion ou son absence de religion, ses origines ethniques… la seule manière d’être soi-même dans le commun » .
Laurent Bouvet manque et manquera à tous ceux qui entendent remettre la laïcité au cœur de nos institutions. Gageons sur le fait qu’il aurait sans doute tiré une certaine satisfaction de voir éclore l’Appel initié par Michel Taube et Fréderic Thiriez et sans aucun doute soutenu la démarche destinée à consolider le socle de notre République en insérant la laïcité au plus haut niveau de la hiérarchie des normes de la République française.