Crée par la fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe 2022 est décerné à l’auteur tunisien Yamen Manai pour son roman « Bel abîme » (Editions Elyzad).
Une mention spéciale est attribuée à l’écrivain soudanais Hammour Ziada pour son roman « Les noyés du Nil » (Editions Sindbad / Actes Sud)
Lors de cette dixième édition, le jury a salué « un bref roman passionnant écrit dans un style simple et puissant à la fois, qui dénonce, à travers le parcours d’un adolescent révolté, les injustices d’une société cruelle dans la Tunisie des banlieues populaires ».
Quant au roman d’Hammour Ziada, le jury a souhaité récompenser « un roman qui nous plonge dans un village du Soudan dans les années 1960 pour nous raconter les antagonismes et transitions familiales au sein d’une société paysanne dont la vie simple et parfois cruelle est rythmée par les crues du Nil ».
Pierre Leroy (Directeur Général Délégué de Lagardère SA et Administrateur délégué de la Fondation Jean-Luc Lagardère), Président du jury, est revenu sur la vocation du Prix : « Notre ambition est de contribuer à promouvoir la littérature arabe, encore trop souvent privée de l’écho qu’elle mérite en Europe, parce que le livre est et doit rester un puissant vecteur de découverte et de compréhension entre les cultures ».
Jack Lang, Président de l’IMA, a rappelé le caractère unique du Prix et son rôle essentiel en tant que « caisse de résonance pour les écrivains qui témoignent de l’extraordinaire vitalité de la littérature contemporaine arabe ».
Né en 1980 à Tunis, Yamen Manai vit à Paris. Il a publié aux Éditions Elyzad ses précédents romans : « La marche de l’incertitude », « La sérénade d’Ibrahim Santos » et « L’amas ardent ». « Bel Abîme » a aussi reçu le Prix Orange du Livre en Afrique 2022.
L’histoire de « Bel abîme » ? « Je revenais du collège quand j’ai rencontré Bella. Une après-midi de novembre, morose. Un garçon triste, chétif, une tête-à-claques, la tête baissée, la peur qui habite ses tripes, et parfois, l’envie d’en finir. On n’imagine pas ce que ressent un enfant quand il faut qu’il se fasse encore plus petit qu’il n’est, quand il n’a pas droit à` l’erreur, quand chaque faux pas prend un air de fin du monde. Mais en l’entendant, ce jour-là, j’ai redresse´le menton. » Yamen Manai nous raconte le cruel éveil au monde d’un adolescent révolté par les injustices. Heureusement, il a sa chienne Bella. Entre eux, un amour inconditionnel et l’expérience du mépris dans cette société qui honnit les faibles jusqu’aux chiens qu’on abat « pour que la rage ne se propage pas dans le peuple ». Mais la rage est déjà là.
Entretien avec Yamen Manai
Anne Bassi : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce roman ?
Yamen Manai : Le livre est né à la suite de scènes de violences au Palais du Bardo, à Tunis. En décembre 2020, dans les couloirs de l’hémicycle, les députés d’un parti islamiste agressent verbalement et physiquement des collègues du bloc démocrate. Un élu a le front ensanglanté et sa collègue perd connaissances sous les invectives. Dix ans après la Révolution qui promettait la dignité à tous, voilà que ces députés la piétinent en plein jour, face à la caméra.
Pire encore. Profitant de leur immunité parlementaire, les agresseurs récidivent. Ces scènes honteuses ont été pour moi un véritable crève-cœur et m’ont conduit à m’interroger sur la représentativité. Est-ce que cette assemblée nous représente tels que nous sommes ? Quelle part a la violence dans notre société ? « Bel abîme » est l’enfant de ce questionnement.
Le narrateur est un adolescent en colère. Que dire de son cadre familial ? En quoi la société dans laquelle il vit nourrit-elle sa rage ?
Il s’agit d’un adolescent comme tant d’autres de la banlieue sud de Tunis, appartenant à une classe moyenne de plus en plus fragile au fil du temps et des gouvernements défaillants qui se succèdent. Il n’a pas de nom. Il est le symbole de toute une jeunesse en manque de considération et envers laquelle l’usage de la violence est banalisé au sein de la famille et de l’école.
Après que l’auteur ait achevé son roman, en janvier 2021, ces jeunes banlieusards sont sortis dans la rue manifester pour leur avenir. On les a matraqués et on les a arrêtés. Des voyous, des vauriens mais jamais on n’a dit d’eux qu’ils étaient en manque d’attention et en manque d’amour.
Quel a été votre rapport aux livres ?
J’ai grandi auprès des livres. Ils ont participé à mon éveil au monde, à mon émancipation, à mon émerveillement. Aujourd’hui, ils sont ma principale source de réconfort et me consolent. Ils sont ma patrie, ma terre natale.
Pourquoi avez-vous fait le choix d’écrire en français ?
Je vis l’écriture comme une intuition, comme un élan inexpliqué, et une fois un roman achevé, se posent les questions du choix, du style, de la langue et de la forme. Y répondre s’apparente souvent à une maladroite psychanalyse de l’auteur par lui-même. Disons que je ne me suis pas posé la question de la langue en écrivant. Pour moi, écrire c’est cueillir, et jusqu’à présent, les fruits que j’ai cueillis ont poussé dans un jardin français.