Paru le 29 novembre 2022
L’Union européenne se caractérise aujourd’hui par une concurrence fiscale entre ses Etats membres.
La concurrence fiscale désigne, d’une part, la situation dans laquelle les acteurs économiques mettent en compétition les systèmes fiscaux des différents États pour en tirer l’avantage fiscal maximal, d’autre part, les réactions des États pour renforcer leur attractivité en modulant leur fiscalité pour attirer les acteurs de production mobile.
Si l’objectif de la Commission est réellement de lutter contre les rescrits fiscaux dommageables, qui permettent à de grandes entreprises internationales d’éluder la part d’impôt qui leur incombe dans la zone UE, alors il semblerait que l’intégration du concept de pleine concurrence dans le contrôle des aides d’Etat n’est pas pertinent.
Même si, d’un point de vue juridique, la validité de ce raisonnement a été confirmée par le Tribunal de l’Union européenne, il n’en demeure pas moins que cette méthode est extrêmement complexe et technique, ce qui rend sa mise en œuvre très difficile.
Comme le précise Etienne Thomas à la suite de l’arrêt du Tribunal de l’UE concernant l’arrêt Apple ; « le chemin emprunté par la Commission n’est toutefois pas dénué d’obstacles, et s’apparente, de plus en plus, à une voie sans issue »[1].
Huit ans après le scandale LuxLeaks et la fuite de plus de 548 rescrits fiscaux, le principe de pleine concurrence n’a permis de condamner qu’une seule société, à savoir Fiat-Chrysler, qui doit rembourser 30 millions d’euros à un Etat membre, le Luxembourg.
Le fait d’attaquer les rescrits un par un, société par société, représente une tâche d’une ampleur considérable pour la Commission européenne, bien hors de portée des moyens dont elle dispose.
La création d’un cadre juridique pour ce type d’accord entre contribuables et administrations peut être une solution. Toutefois, sur le sujet fiscal, l’accord de chaque Etat membre est requis pour prendre une décision.
Plusieurs solutions existant déjà dans les traités européens peuvent être envisagées comme alternatives à la solution politique, impossible à mettre en œuvre, et aux aides d’Etats, dont l’efficacité est limitée.
On pourrait, pour contourner l’écueil de l’unanimité, envisager de créer une directive visant à lutter contre les rescrits fiscaux dommageables sur le fondement d’autres articles que l’article 115 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui requiert une procédure spéciale et l’unanimité des Etats membres.
On pourrait d’emblée se référer à l’article 116 du même traité, qui permet de lutter contre une disparité existante entre les dispositions législatives, réglementaires ou administratives des Etats membres qui fausse les conditions de concurrence sur le marché intérieur et provoque, de ce fait, une distorsion que doit être éliminée. Cet article prévoit tout d’abord la consultation des Etats membres concernés afin de supprimer la distorsion. Dans le cas qui nous intéresse, il semble peu probable qu’une telle consultation suffise. En cas d’échec de cette première étape, le traité prévoit que le Parlement européen et le Conseil puissent prendre une directive nécessaire pour éliminer cette distorsion, selon la procédure législative ordinaire, soit sans condition d’unanimité.
Dans le cas des rescrits fiscaux dommageable, il s’agit bien de dispositions administratives qui rompent la pleine concurrence fiscale entre Etats membres. Le critère de distorsion de la concurrence, exigé par l’article 108 du TFUE, n’a pas été remis en question par le Tribunal de l’Union européenne. En outre, cet article du TFUE n’exclut pas de son champ d’application la fiscalité, et semblerait donc possible à mettre en œuvre.
On pourrait également penser intéressant de se référer à l’article 325 du TFUE. Cet article vise à lutter contre la fraude pouvant porter atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne et permet, dans cette optique, de prendre les directives nécessaires par le biais de la procédure ordinaire, permettant donc d’échapper à l’exigence de l’unanimité. Toutefois, il faudrait réussir à prouver que ces rescrits dommageables portent atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, ce qui n’est pas évident puisqu’en octroyant de tels rescrits, les Etats membres réduisent uniquement leurs propres recettes. Il faudrait également établir que les rescrits en question sont des cas de fraude, ce qui est loin d’être évident.
En réalité, aucun de ces deux articles n’a jamais été utilisé dans un contexte fiscal. Même si rien ne semble s’y opposer juridiquement, ce serait une véritable révolution dans le droit de l’Union européenne.
Les institutions européennes (la Commission européenne et le Parlement européen) proposent plutôt de modifier les traités pour permettre de prendre des décisions fiscales à la majorité qualifiée. A cet égard, on pourrait imaginer avoir recours à la clause passerelle prévue à l’article 48, paragraphe 7 du TUE. Celle-ci prévoit que lorsque « le Conseil statue à l’unanimité dans un domaine ou dans un cas déterminé, le Conseil européen peut adopter une décision autorisant le Conseil à statuer à la majorité qualifiée dans ce domaine ou dans ce cas ». Toutefois, là encore, le Conseil se trouvera confronté à l’opposition de certains Etats membres, puisque le Conseil doit prendre cette décision à l’unanimité, et en absence d’opposition de l’ensemble des Parlements nationaux des membres de l’Union.
Certains acteurs politiques, et notamment le président de la République française Emmanuel Macron, recommandent une modification des traités européens. Cela pourrait justement être l’occasion de passer, en ce qui concerne la fiscalité, à une prise de décision à la majorité. Pourtant là encore, la révision doit être approuvée soit par une Convention regroupant des représentants de tous les gouvernements, dans le cadre d’une procédure classique de révision, soit par le Conseil à l’unanimité, dans le cas d’une procédure simplifiée de révision[2] .
Une révision globale des traités dépasse largement la question fiscale, et bien au-delà des pays octroyant des rescrits dommageables. Tous les Etats membres ne s’accordent pas sur l’opportunité d’une révision[3] .
Enfin, quelles que soient les facilités et les outils conventionnels pour lutter contre la concurrence fiscale dommageable, il peut sembler que chaque nouvelle mesure, chaque nouveau pas à l’encontre de ce fléau, est toujours suivi de trois pas en arrière. Le dumping fiscal que mettent en œuvre certains pays européens n’est pas le fruit d’une volonté de nuisance de ces Etats, mais plutôt une stratégie de survie et d’existence au sein de l’Union européenne.
En somme, la variété des profils des Etats membres contraint certains à attirer, par tous les moyens, les investisseurs. Si l’Union européenne ferme la porte de la fiscalité, ils devront trouver d’autres matières pour rester attractifs à côté des géants démographiques et économiques que sont les grandes puissances européennes.
Au-delà de la réflexion sur l’équité fiscale, les institutions et les Etats membres devraient s’interroger sur le principe de la libre concurrence au sein d’Etats si différents, qui pousse certains Etats à trouver par tous les moyens une solution pour survivre dans le marché.
[1] Jurisprudence de la CJUE : fiscalité directe (juillet/novembre 2020), étude par Etienne Thomas
[2] Article 48, paragraphe 1 et 6 du TUE
[3] J. Chabrout « certains Etats membres craignent une Europe à plusieurs vitesses » L’Express, 9 mai 2022