Le marché des crédits carbone est en plein essor au niveau mondial et devrait continuer de s’accroître dans les années à venir, les nations du monde entier s’étant engagées à se concentrer sur le développement économique durable afin de se diriger vers une économie « Net Zéro ».
L’objectif ultime du marché des crédits carbone, qui s’est développé depuis le protocole de Kyoto signé en 1997, est d’organiser un système visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) qui contribuent au réchauffement de la planète, notamment le dioxyde de carbone (CO²), en compensant les émissions de carbone qui sont inévitables par la réduction, la séquestration, l’évitement voire même l’élimination des émissions de GES.
Ce développement généralisé indique une reconnaissance internationale du rôle que peut jouer le marché des crédits carbone dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, sachant qu’un crédit carbone est une unité équivalente à une tonne de CO² évitée ou séquestrée.
19 systèmes d’échanges de quotas d’émissions (1) sont actuellement examinés par les gouvernements du monde entier, en plus des 32 existants recensés par la Banque Mondiale (2).
Comment la stratégie de réduction des émissions de GES grâce aux crédits carbone a-t-elle débuté ?
Le marché de crédits carbone est apparu à la fin des années 1990 avec la signature du protocole de Kyoto en 1997, qui a donné lieu à la prise d’engagements historiques en matière de réduction des GES.
Le protocole de Kyoto a permis l’établissement d’un mécanisme de développement propre dit MDP (3), c’est-à-dire un mécanisme de marché flexible pour le commerce du carbone.
Dans le cadre du MDP, les pays industrialisés peuvent mettre en œuvre des projets de réduction des émissions dans les pays en développement. Ces projets peuvent générer des crédits de réduction certifiée des émissions dit RCE (4) qui peuvent être commercialisés.
Les pays industrialisés peuvent ensuite utiliser ces crédits RCE pour atteindre une partie de leurs objectifs de réduction des émissions dans le cadre du protocole de Kyoto et des accords internationaux ultérieurs. En juin 2022, 7.845 activités de projet et 361 programmes d’activités étaient enregistrés dans le cadre du MDP dans le monde entier (5).
Depuis 1997, plusieurs traités et conventions internationales sont venus préciser les règles applicables au marché des crédits carbone, notamment l’Accord de Paris en 2015, qui comprend en son article 6 un « règlement » sur le commerce du carbone, dont les modalités précises n’avaient toutefois pas été arrêtées.
Une avancée décisive a eu lieu en 2021 lors de la COP26 (6) à Glasgow. Après des années d’impasse, des progrès cruciaux ont enfin pu être réalisés sur le règlement de l’article 6 en prévoyant, notamment, d’établir de nouvelles règles en matière de comptabilisation du carbone, de créer un mécanisme permettant aux pays de transférer les réductions de carbone et d’établir un marché mondial du carbone supervisé par une entité des Nations Unies (7).
Le nouveau mécanisme de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) permet désormais l’échange international de droits d’émission par les acteurs tant publics que privés.
Ces développements s’inscrivent dans le cadre du Pacte de Glasgow pour le climat qui a renforcé les engagements en matière de réchauffement climatique et qui prévoit l’adoption par 153 pays d’objectifs d’émissions pour 2030 dans le contexte des contributions déterminées au niveau national (CDN).
Croissante verte en Afrique : les objectifs de l’Initiative pour les Marchés Africains du Carbone
En novembre 2022, l’Egypte a accueilli la COP27, axée sur le passage de la planification à la mise en œuvre. Cette conférence a notamment été l’occasion de lancer l’Initiative pour les Marchés Africains du Carbone dit IMAC (8) afin de favoriser le développement écologique sur le continent. Ce projet vise à réaliser le potentiel de l’Afrique à générer des crédits carbone et à stimuler la croissance économique verte dans le maximum de pays africains.
L’IMAC se fixe l’objectif de transformer l’Afrique en un marché des crédits carbone florissant, avec pour ambition de produire 300 millions de crédits carbone par an et 6 milliards de dollars de revenus d’ici 2030 et 1,5 milliard de crédits carbone et 126 milliards de dollars de revenus par an d’ici 2050 (9).
Pour y parvenir, la solution passe nécessairement par l’exploitation de l’immense potentiel des crédits carbone volontaires, dont le rôle ne va cesser de croître si on veut réduire de 25 à 50% d’ici à 2030 les émissions de GES et permettre ainsi de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 ou 2 degrés Celsius.
La carte à jouer de l’Afrique sur le marché des crédits carbone volontaires
En matière de carbone, il existe deux types de marchés : le marché réglementé et le marché volontaire.
Les intervenants sur le marché réglementé échangent des quotas d’émission, c’est-à-dire qu’ils échangent des autorisations de polluer l’atmosphère avec des GES. Le marché volontaire du carbone (MVC), quant à lui, facilite l’échange des crédits carbone accordés aux intervenants qui ont supprimé, évité ou limité les GES dans l’atmosphère.
Le marché volontaire fonctionne en dehors du marché réglementé et permet aux entreprises privées, aux entités gouvernementales et, le cas échéant, aux particuliers d’acheter des crédits carbone sur une base volontaire. Les crédits carbone achetés volontairement permettent ainsi à leurs acquéreurs de compenser les émissions qu’ils n’ont pas été en mesure d’éliminer eux-mêmes et de contribuer de manière significative vers un bilan mondial « Net Zéro ».
Soulignons toutefois que le marché volontaire du carbone est indépendant du marché réglementé. Ainsi, les entreprises soumises à un plafond d’émissions ne peuvent pas acheter des crédits carbone volontaires pour satisfaire à leurs obligations légales.
Sur le marché volontaire, les entreprises achètent des crédits carbone pour soutenir des revendications volontaires, tels que des engagements volontaires en vue d’atteindre une réduction à zéro émission, également appelées revendications compensatoires, ou pour montrer leur soutien à des projets de réduction des émissions, tels que les engagements obligatoires pour le transport aérien, par exemple, qui l’a imposé pour les vols domestiques via le système CORSIA, également appelées revendications d’impact.
En 2021, la valeur du marché réglementé du carbone a augmenté de 164% à l’échelle mondiale pour atteindre le chiffre record de 851 milliards de dollars, le système d’échange de quotas d’émission (ETS) de l’Union Européenne représentant 90% de cette valeur.
Quant à eux, les marchés volontaires du carbone ont été évalués à 1 milliard de dollars contre 300 millions de dollars en 2018. Les marchés volontaires devraient être multipliés par 5 d’ici 2030, pour atteindre une valeur de 10 à 40 milliards de dollars, selon un rapport de Shell et BCG de 2023 (10).
Cette tendance s’explique principalement par les achats de crédits carbone volontaires effectués par des sociétés privées afin d’honorer leurs engagements climatiques.
La demande en crédits carbone africains augmente elle aussi, à partir toutefois d’un point de départ plus modeste, et le continent n’en produit actuellement que dans une proportion limitée et inférieure à son potentiel.
L’augmentation de l’offre de crédits carbone volontaires en Afrique permettrait de dynamiser significativement l’investissement économique durable, notamment dans les énergies renouvelables mais également dans les secteurs forestiers et agricoles, entre autres.
Les dirigeants politiques africains ont pleinement conscience que les crédits carbone volontaires représentent une opportunité majeure d’accélération du développement économique mais que pour l’exploiter dans les meilleures conditions, cela nécessitera de gros efforts de structuration et une action concertée tant au niveau des Etats que des parties prenantes sur le terrain.
Les difficultés à surmonter pour maximiser les chances de succès du continent africain sur le marché des crédits carbone volontaires
La croissance du marché des crédits carbone volontaires rencontre, pour l’instant, de multiples obstacles dans de nombreux pays africains en raison, principalement, de la nécessité de construire une architecture réglementaire très souvent inexistante, d’identifier les projets susceptibles de remplir les conditions requises et de trouver les développeurs capables de sourcer les financements nécessaires pour mener à bien ces projets, qui sont dans bien des cas de grande envergure et s’inscrivent sur une très longue durée.
Les projets qui génèrent des crédits carbone volontaires sont généralement classés en deux catégories :
- Les projets d’évitement et de réduction, qui permettent de diminuer les émissions provenant des sources actuelles grâce à, par exemple, des technologies à faible teneur en carbone, telles que les énergies renouvelables, l’évitement de pratiques à l’origine des émissions, telles que la déforestation, la modernisation des processus industriels afin de capturer le CO², le méthane et d’autres GES au lieu de les rejeter dans l’atmosphère, et la substitution en soutenant des nouveaux procédés moins carbonés, tels que le recyclage des déchets ou encore le reconditionnement.
- Les projets d’élimination et de séquestration, qui permettent de retirer le carbone de l’atmosphère et de l’utiliser ou de le stocker. Ils peuvent être basés soit sur la nature, soit sur la technologie. Les premiers tirent parti de la capacité de la biosphère à piéger le dioxyde de carbone contenu dans l’atmosphère et comprennent des initiatives de reboisement et de restauration des écosystèmes ainsi que des processus de séquestration de carbone dans les océans et dans les sols. Les seconds retirent le dioxyde de carbone de l’atmosphère à l’aide de technologies modernes qui utilisent le dioxyde de carbone capturé ou le stocke dans la géosphère. Ils sont pour la plupart encore au stade de la recherche. On pourra tout de même citer la technologie dite de “direct air capture”, qui est entrée en phase de commercialisation depuis peu et consiste à capturer du CO² avec des machines et à le stocker dans la roche (11).
L’une des priorités essentielles de l’IMAC devra donc être de soutenir les gouvernements africains dans l’élaboration de plans nationaux relatifs au développement du marché volontaire du carbone (MVC) et l’identification des projets sur lesquels la production de crédits carbone à l’échelle nationale sera assise, en clarifiant les responsabilités gouvernementales, en mettant en place des incitations de marché et en instaurant un règlementation transparente du secteur dans le respects des engagements de chacun des gouvernements africains dans le cadre de l’Accord climatique de Paris.
En outre, dans la mesure où il n’existe pas de règlementation unifiée au niveau international quant à la qualité des crédits carbone pouvant être utilisés dans le cadre marché volontaire, il est essentiel que les gouvernements africains évitent à tout prix les méthodologies inadéquates de certification des crédits carbone et les problèmes d’intégrité, c’est-à-dire la contribution significative, mesurable et positive qu’apporte les projets générateurs de crédits carbone à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris tout en promouvant un développement inclusif et durable.
Le succès des marchés volontaires de crédits carbone en Afrique dépendra de l’exactitude et de l’intégrité de la certification.
A ce titre, ils se devront de respecter les 5 grands critères, que l’on retrouve dans les différentes méthodologies de certification, que sont :
- l’additionnalité : le projet n’aurait pas pu être mis en œuvre sans le financement de la vente des crédits carbone. Sans le projet, le scénario dit “de référence” aurait donné lieu à des émissions ou à l’absence de séquestration de carbone. Ainsi dans le cadre d’un projet de conservation de forêts, le porteur du projet devra démontrer que sans les revenus générés par la vente des crédits carbone, la forêt aurait, par exemple, été intégralement coupée ;
- la mesurabilité : il est possible de calculer la quantité de CO² évitée ou séquestrée sur la base d’une méthodologie reconnue ;
- la vérifiabilité : l’évitement ou la séquestration effective des tonnes de CO² vendues comme crédits carbone doit pouvoir être vérifiée et comptabilisée par un tiers indépendant compétent tous les ans ;
- la permanence : l’évitement ou la séquestration de carbone doit avoir lieu sur la durée (en général au minimum 7 ans) ; et
- l’unicité : l’inscription des crédits carbone relatifs à un projet sur un registre unique est clé pour éviter la double comptabilité des crédits carbone.
Les principaux organismes privés de certification des crédits carbone, comme Standard Gold et Verra, sont en train de renforcer leurs normes à la lumière du règlement de Paris, tel que modifié par le Pacte de Glasgow sur le climat. Des initiatives privées se développent également afin d’élaborer des lignes directrices visant à améliorer l’intégrité des crédits carbone, tels que la Voluntary Carbon Markets Integrity Initiative (12).
L’Union européenne n’est, elle non plus, pas en reste puisqu’elle travaille actuellement sur le projet de norme ESRS E1 sur le changement climatique, qui propose un ensemble de divulgations obligatoires sur le climat pour de nombreuses sociétés. L’ESRS E1 contient, notamment, une exigence essentielle s’agissant des projets d’atténuation des GES qui sont financés par les crédits carbone volontaires : les entreprises devront divulguer la quantité de réductions ou d’éliminations d’émissions de GES (en tonnes métriques de CO²eq) provenant de projets d’atténuation du changement climatique financés par tout achat de crédits carbone.
Elles devront, en outre, expliquer la crédibilité et l’intégrité des crédits carbone utilisés en prenant en compte les normes de qualité reconnues pour préparer les informations sur les crédits carbone, vérifiables par des tiers indépendants, pour faire des rapports publics et fournir des règles de calcul, de suivi et de vérification des émissions de GES des projets sur lesquels reposent les crédits carbone volontaires qu’elles auront acquis pour atteindre les objectifs de réduction à zéro des GES.
La Commission européenne a clairement annoncé la couleur : il s’agira d’accroître la transparence, la crédibilité et l’intégrité des actions des entreprises au sein de l’Union visant à éliminer définitivement les GES de l’atmosphère.
Tant le règlement de Paris que ces nouvelles règles en matière de certification et d’intégrité des crédits carbone volontaires ne manqueront pas d’avoir un effet certain sur leur tarification. Les crédits carbone conformes à ces nouveaux critères d’exigence auront une intégrité plus élevée et pourront probablement être utilisés sur un plus grand nombre de marchés volontaires. On peut donc s’attendre à ce qu’ils bénéficient d’une importante prime tarifaire.
Les Etats africains, s’ils veulent maximiser le prix de leurs crédits carbone pour les années à venir, devront donc rester très attentifs au respect de ces nouvelles normes dans le cadre de la mise en œuvre de leur nouvelle règlementation sur le MVC.
Des plafonds stricts imposés sur le marché réglementé du carbone ainsi que des règlementations environnementales strictes sur le MVC seront, en effet, essentiels pour augmenter le prix du carbone et promouvoir les alternatives vertes aux combustibles fossiles en Afrique, comme dans le reste du monde. Les experts estiment d’ailleurs que cela n’arrivera probablement pas sans un prix mondial du carbone d’environ 75 dollars la tonne d’ici à la fin de la décennie, soit quasiment le prix d’un baril de pétrole !
Cependant, pour que ce nouvel or vert coule sur le continent africain, encore faudra-t-il que les recettes de ces crédits carbone volontaires demeurent transparentes, équitables et orientées vers la création d’emplois locaux de qualité ; sinon les principaux critères de certification que sont la permanence, la mesurabilité et la vérifiabilité risquent de ne plus être au rendez-vous sur des projets qui, par définition, s’inscriront sur des durées longues, voire très longues.
Anne-Sylvie Vassenaix-Paxton
Avocat associé, DWF (France) AARPI
(1) Emissions Trading Schemes (ETS).
(2) https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2022/05/24/global-carbon-pricing-generates-record-84-billion-in-revenue.
(3) Clean Development Mechanism (CDM).
(4) Certified Emission Reduction (CER) credits.
(5) https://cdm.unfccc.int/press/newsroom/latestnews/releases/2022/12013_index.html.
(6) Conférence des Nations Unies sur le changement climatique.
(7) https://unfccc.int/process-and-meetings/the-paris-agreement/the-glasgow-climate-pact/cop26-outcomes-market-mechanisms-and-non-market-approaches-article-6.
(8) African Carbon Markets Initiative (ACMI), https://climatechampions.unfccc.int/africa-carbon-markets-initiative/.
(9) https://www.seforall.org/system/files/2022-11/ACMI_Roadmap_Report_Nov_16.pdf.
(10) https://www.shell.com/shellenergy/othersolutions/carbonmarketreports/_jcr_content/root/main/section/simple_1854223447/simple/call_to_action/links/item0.stream/1674112112488/ea9cd7629a713c0efa53be567b2d81bcbcd704a7/the-voluntary-carbon-market-2022-insights-and-trends.pdf
(11) https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/islande-cette-usine-qui-elimine-le-co2-dans-lair-en-sept-questions-1347202.
(12) https://vcmintegrity.org/#:~:text=The%20Voluntary%20Carbon%20Markets%20Integrity,carbon%20credits%20and%20associated%20claims.