Édito paru le 15 juin 2023
Quand la démagogie tue la langue française…
Le saviez-vous ? Il paraît que “le français va très bien” et que la dictée que des milliers de sado-masochistes ont encensée sur l’avenue des Champs-Elysées il y a dix jours est un acte de torture… Pire les dictées empêcheraient de “se servir de leur cerveau pour produire des magnifiques productions.”
Bref tout ce qui s’apparente à l’effort, à l’apprentissage de règles serait à proscrire. Voici une des facettes du nouveau monde que nous construisent les nouveaux maîtres à penser de l’éducation.
Ces propos démagogiques et simplistes sont de Julie Neveux, invitée le 9 juin dans l’émission Quotidien sur TMC. Avec dix-sept autres pseudo-linguistes, elle signe un petit livre, paru au mois de mai, Le français va très bien, merci, dans la collection « Tract » des éditions Gallimard.
Sur un ton très piquant, elle s’est donc moquée de la participation de plus de cinq mille personnes à la dictée organisée par Rachid Santaki sur les Champs-Élysées le dimanche 4 juin : « Bravo, ils ont eu très chaud, ils ont bien transpiré… On est un peu sidéré. En tant que jeu de société, c’est super, et il y a des gens qui ont les jeux de société qu’ils ont, et des jeux masochistes s’ils veulent ».
Mme Neveux a aussi fustigé la dictée et dénié cette activité pédagogique : « En tant qu’outil d’apprentissage de la langue, en fait, on se rend compte que c’est pas bien, que ça ne marche pas. C’est un truc de dingue : y’a que la France, qui fait ça ! Pourquoi ? Parce que l’orthographe est trop compliquée. La dictée, c’est fait pour vous piéger. C’est une sorte de délire national. »
Les professeurs des écoles et les professeurs de français sont donc d’ignobles sadiques souffrant de delirium tremens. Mal d’ailleurs pandémique, étant donné le nombre de dictées organisées dans le monde, prouvant l’envie des participants de se soumettre à la torture, ou démontrant plutôt leur envie de connaître leur maîtrise de l’orthographe, de progresser et de s’amuser : les Dicos d’or (de 1985 à 2005), la Dictée des Amériques, au Québec (de 14 à 2009), le Championnat du Maroc d’orthographe et de langue française (depuis 2005), la Dictée « logico-loufoque » Alphonse-Allais chaque année à Montmartre…
Toi comprendre moi, donc nous parler France
« On voudrait aider les Français à se décomplexer », affirme Mme Neveux, car « le français, c’est comme toutes les langues : c’est d’abord parlé ; on parle, on se comprend, donc on parle bien, on maîtrise le français. »
Ce raisonnement a le nom de syllogisme, avec un y et deux l. En voici un autre : « Si on ne maîtrise pas l’orthographe, ce n’est pas qu’on ne maîtrise pas le français », puisque « l’orthographe est seulement un code graphique qui a besoin d’être régularisé ».
On peut effectivement ne pas maîtriser le Code de la route et faire avancer une voiture. Saura-t-on conduire pour autant ?
Le français étant aussi une langue écrite, on se demande comment quelqu’un qui maîtrise mal l’orthographe pourra affirmer maîtriser le français s’il ne distingue pas « les pins ont brûlé » de « les pains ont brûlé ». De même, en période d’inflation, la vie est pénible quand « le compte est bloqué », moins quand il s’agit du « comte ». Quant à l’épineuse question de l’accord du participe passé que certains voudraient plus simple, qu’on juge de son utilité avec ces deux phrases souvent citées : « La mort de l’homme que j’ai tant désiré » et « La mort de l’homme que j’ai tant désirée ».
Pôvres z’anfans
Monument d’intelligence foisonnante, cette intervention atteint son acmé dans une saine et puissante indignation à l’égard de certaines règles « erratiques », telle l’orthographe du mot nénuphar, dont la juste étymologie nous apprend qu’il n’aurait jamais dû prendre le gênant digramme ph venu du grec ancien, mais le pur f, au vu de l’origine arabe des nymphéacées. « Il y a plein de boursouflures faussement étymologisantes qui font que les enfants ont leur cerveau totalement embarrassé et ils sont là à peiner, à ne pas faire utiliser leur cerveau »… La fréquence d’utilisation du nom nénuphar à l’écrit fait toutefois douter du traumatisme qu’il cause sur cette jeunesse rendue quasi neurasthénique, donc.
Il est alors peu crédible que les écoliers connaissent l’état d’ « insécurité linguistique » dont parle Mme Neveux, expression désignant l’inquiétude issue de la maîtrise approximative de « règles qui ne sont plus régulières ». Bel exemple d’expression visant à atténuer une réalité gênante (celle de la paresse de certains, peut-être), qui a pour nom euphémisme – avec un ph trop acide. Cela est d’autant plus vrai que, aujourd’hui, l’École signale les fautes avec beaucoup moins de sévérité : alors que l’épreuve de français du diplôme national du brevet est notée sur cent points, la dictée vaut pour dix ! On passe des larmes au rire.
À qui la faute ?
« On a des moyens pour rendre l’apprentissage de la grammaire et du français plus joyeux ». La faute viendrait donc des professeurs, dont l’enseignement serait ennuyeux. Le regard d’un linguiste sur l’apprentissage de l’orthographe et de la grammaire a lui aussi besoin d’être dépoussiéré, car les professeurs s’adaptent à leur public et à leur temps. Ils parviennent même à faire apprécier les rudesses de la grammaire que ses règles si complexes contribuent à rendre charmante. Chercher à les préserver signalerait peut-être ce « rapport très conservateur à la langue » que dénonce Mme Neveux. N’est-ce pas là un cliché de quelques linguistes ?
Car même les francophones les plus attachés à la langue utilisent des emprunts et commettent des barbarismes ; et s’ils se soucient tant de veiller à sa lente transformation, c’est non par réticence, mais par prudence, parce que la langue française fait partie du patrimoine commun, parce qu’elle est reconnue et estimée pour sa précision, si bien qu’elle est la seule langue de délibéré de la Cour de justice européenne et que la Cour européenne des droits de l’homme en a fait l’un de ses deux langues officielles.
Le problème, pensons-nous, ne réside pas dans les difficultés de la langue, mais dans le refus de certains de s’exprimer, à l’oral comme à l’écrit, avec un registre autre que familier ; donc de rejeter les règles.
La pratique de la langue est le reflet de la société.
Pour la peine, Madame Neveux, pour vos et consorts, au lieu de vous vouer aux gémonies (sort que devraient vous valoir vos bêtises abêtissantes pour nos enfants), nous vous assénons la pire des tortures : les trois – pas une, pas deux, mais bien les trois – dictées, trois beauc textes de la belle littérature française – qui furent partagées le 4 juin lors de la plus grande dictée du monde sur la plus belle avenue du monde…
Michel Taube
Dictée 1 : « La dictée de notre enfance », lue par Augustin Trapenard
Texte d’Alphonse Daudet, intitulé « La Mule du pape » issu des Lettres de mon Moulin
Qui n’a pas vu Avignon du temps des Papes, n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les soldats du Pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs ; puis, du haut en bas des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche, c’était encore le tic tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie qu’on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses ; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu’on entendait ronfler, là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu’il danse, il faut qu’il danse ; et comme en ce temps-là les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifres et tambourins se postaient sur le pont d’Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on y dansait, l’on y dansait… Ah! l’heureux temps! l’heureuse ville!
La grande difficulté de ce texte résidait dans le vocabulaire riche employé par l’auteur – le terme «lices» par exemple, souvent confondu avec le lys, son homonyme. L’antéposition de certains verbes par rapport au sujet a pu poser quelques problèmes, ainsi que la longue énumération pour laquelle il fallait veiller à bien respecter les accords sujet-verbe et nom-adjectif.
Dictée 2 : « La dictée d’aujourd’hui », lue par Katherine Pancol
Texte de Véronique Ovaldé, issu de son roman Fille en colère sur un banc de pierre
Pour le moment, figurez-vous ces quatre petites filles sur une île baignée de soleil. Elles ont chacune deux ans d’écart avec la précédente. Un rythme parfait, répétait leur mère. Un bébé́ tous les deux ans. L’une commence à babiller quand la suivante arrive. Il fallait bien que quelque chose soit parfait dans cette progéniture exclusivement féminine.
Elles eurent toutes six ans un jour ou l’autre sur cette île. Ce fut le meilleur moment de leur vie – sans doute parce qu’à six ans elles étaient trop égoïstes et comblées pour percevoir les ténèbres. Souvenez-vous de cet âge où la vue d’un lit vous donnait envie de faire du trampoline et pas du tout de vous y assoupir. Souvenez-vous de cet âge où jamais vous ne marchiez mais toujours sautilliez.
Souvenez-vous de cet âge où vous aimiez tant que l’on vous chatouille et vous riiez. De ce rire particulier, hoquetant, idéal, éphémère, un rire de plaisir pur, un rire qui disait: «Je n’en ai pas assez, je n’en aurai jamais assez, je veux que ça continue toujours.»
Plus abordable que la première dictée d’un point de vue vocabulaire, il fallait tout de même se méfier des traits d’union («Souvenez-vous», «figurez-vous») et ne pas les oublier. Petit rappel, les chiffres «deux» et «six» s’écrivent bien en lettres, et pas en chiffres.
Dictée 3 : « La dictée sportive », lue par Pierre Rabadan
Texte de Daniel Herrero, issu de son Dictionnaire amoureux de l’ovalie
«Le rugby commence devant…» Sans cette bataille essentielle, sans cette indispensable introduction, inutile de faire de grands discours, et encore moins d’envisager de belles envolées de trois-quarts. Gagner le ballon, dominer la conquête et si possible au passage martyriser l’adversaire, voilà les fondamentaux de toute aventure sur un terrain de rugby. À défaut d’être subtil, ce commandement, authentique Table de la Loi ovale, a au moins le mérite d’être accepté par tous les protagonistes, des joueurs aux entraîneurs, en passant par les arbitres, les spectateurs et les journalistes!
Le sens de l’expression diffère légèrement selon qu’elle est employée avant ou après la rencontre. Avant, elle a vertu d’avertissement. À quelques minutes du coup d’envoi, le capitaine adresse les derniers conseils à ses joueurs et glisse comme une piqûre de rappel: «Le rugby commence devant!» Silence. Personne ne conteste cette grande vérité. Chacun sait que sans les fondamentaux, point de salut! Des hématomes en guise de trophée!
Si ce n’est le terme «trois-quarts», dans lequel il ne fallait pas oublier le trait d’union, cette dernière épreuve était peut-être la plus aisée. Petit piège aussi à «Table de la Loi», où les majuscules propres à ce groupe nominal ont pu causer quelques erreurs.