Le 20 juillet 2023, Renaud Girard publiait dans Le Figaro un hommage à Alexandre Adler, disparu le 18 juillet 2023. Opinion Internationale adresse ses condoléances à sa famille et à plus particulièrement à son épouse Blandine Kriegel, dont le livre « Les droits de l’homme et le droit naturel » (PUIF, 1986) a été décisif dans la formation de Michel Taube.
L’hommage de Renaud Girard…
Né en 1950 et décédé à Paris le 18 juillet 2023, Alexandre Adler n’était pas le seul normalien de l’histoire de l’Ecole à avoir eu une culture encyclopédique. Mais il est le premier à avoir su aussi bien la faire vivre pour les masses, à la télévision et à la radio, grâce à son exceptionnel talent d’expression à l’oral.
Un soir, j’ai eu la chance d’en bénéficier personnellement. C’était une Saint-Sylvestre à la fin des années 1980, à Canisy, dans le département de la Manche. Là, le comte Denis de Kergorlay, trésorier de Médecins sans frontières et maire du village, avait transformé son magnifique château familial en un salon digne de celui de Mme Leuwen. On y croisait, tous les week-ends, des aventuriers de l’humanitaire, des ducs, des producteurs d’huîtres, des musiciens, des académiciens, des ministres, des journalistes, des entrepreneurs, des danseuses du ventre, des écrivains, des diplomates, et une star de la chanson américaine. Alexandre et son épouse Blandine adoraient cette immense demeure venue du fond des âges, illuminée de feux de bois, où les invités faisaient un usage immodéré du camembert, du calvados, de la musique de chambre et de la conversation française. Par son esprit fulgurant, égal à son penchant pour la bonne chère, Alexandre était devenu un pilier central du salon Kergorlay.
Ce soir-là, ma femme et moi dûmes partir après le dîner, car j’avais une permanence à assurer au Figaro le lendemain matin. Nous voyant faire nos adieux, Alexandre et Blandine, qui avaient aussi une obligation du 1er janvier, demandèrent à nous accompagner. Il s’était mis à neiger à gros flocons sur la campagne normande. Eclairé par la lune, le bocage recouvert d’un manteau blanc était superbe. Mais il n’était pas question pour moi de dépasser le 60 km/h. La route pour Paris promettait d’être longue, très longue. Bientôt, nos deux femmes, assises sur la banquette arrière de la 504, s’endormirent. Ayant compris immédiatement le danger de la situation, Alexandre me dit : «Ne t’inquiète pas, Renaud. Je vais te parler sans arrêt et je te promets que tu ne t’endormiras pas ! »
Ainsi fut fait. Lorsque la brave Peugeot aborda enfin le boulevard périphérique peu avant l’aube de la nouvelle année, j’avais vécu un extraordinaire voyage dans l’Allemagne et la Russie des années 1920-1930. Alexandre connaissait par cœur tous les membres successifs des bureaux politiques des partis communistes d’Union soviétique et d’Allemagne. Comme personne, il savait faire vivre les personnages qu’il avait, pour moi, exceptionnellement ressuscités, hors du tombeau glacial de l’Histoire.
Captivante. Voilà l’adjectif qui résumait le mieux la conversation d’Alexandre Adler. Lorsque le bloc communiste issu de la deuxième guerre mondiale commença à se fissurer, les médias firent de plus en plus appel à cet universitaire agrégé d’histoire, qui parlait aussi bien l’allemand que le français, pour expliquer le nouveau monde émergeant devant leurs yeux ébahis. Virtuose de la géopolitique, Adler prêta sa plume successivement à Libération, au Point, à l’Express, à Courrier International, au Monde, au Figaro. Après les attentats islamistes du 11 septembre 2001, Adler publia chez Grasset J’ai vu finir le monde ancien, qui devint un best-seller. Il intervint très fréquemment dans tous les grands médias audiovisuels, notamment dans Les Matins de France Culture, où il tint une chronique matinale quotidienne de septembre 2002 à juillet 2011. L’intérêt de ses papiers était qu’il cherchait toujours à les ancrer dans l’histoire longue. Dans l’histoire ancienne mais aussi dans l’avenir, quitte à prendre parfois de gros risques. Adler était un historien de l’immédiat, dont les écrits étaient d’élégants vaisseaux voguant à travers les âges.
En politique, il avait également traversé des océans, sans la moindre peur de changer de cap. Ce juif ashkénaze non religieux, fils d’un père ingénieur qui parlait sept langues, est passé successivement du socialisme, au communisme, au chiraquisme, au néo-conservatisme américain. Mais si Adler consomma successivement de si nombreuses idéologies, c’est qu’il n’était pas foncièrement un idéologue. Sa culture, sa gourmande curiosité des autres, son amour des bonnes choses de la vie, le rangent bien davantage parmi les humanistes, au sens de la Renaissance italienne.
Renaud Girard