International
05H18 - mardi 29 août 2023

L’Europe et l’Amérique latine… enfin ? Tribune de Laurent Tranier

 

C’est l’histoire d’un long rendez-vous manqué qui, peut-être, va enfin avoir lieu. Comment l’Union Européenne et l’Amérique latine – précisément les 33 États membres de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC) – ont-ils pu si longtemps s’ignorer ou presque ? Le sommet des 18 et 19 juillet 2023 qui s’est tenu à Bruxelles est en effet le premier depuis 8 ans : il ne fallait pas à ce stade en attendre des résultats spectaculaires, encore que, l’important étant déjà dans le fait de se retrouver et de manifester l’envie sincère de bien mieux et davantage travailler ensemble. C’est chose faite, comme l’annonçait en préambule la déclaration de Josep Borell, le chef de la diplomatie européenne « Renforcer notre partenariat avec cette région est un impératif stratégique. Nous sommes parmi les régions du monde les plus alignées en matière d’intérêts et de valeurs. » Au terme de la rencontre, Lula, le Président brésilien, a résumé d’une formule l’ambiance générale : « J’ai rarement vu l’Europe manifester un aussi grand intérêt pour l’Amérique latine ». Il était temps, mais cet intérêt est aujourd’hui parfaitement logique.

Des valeurs et des intérêts communs

Tout d’abord les valeurs : aujourd’hui, et à la triste exception des trois dictatures du continent – Cuba, Venezuela, Nicaragua – l’Amérique latine est un vaste espace libéral et démocratique, avec bien sûr bien des fragilités et des menaces. Nous savons que, du côté de l’Union européenne, la démocratie est dans l’ADN. Dans un monde où les régimes autoritaires semblent à la fois être de plus en plus nombreux, ambitieux et, il faut bien le dire, puissants, il est nécessaire que ceux qui ont en partage les valeurs occidentales se rapprochent pour les défendre. Et cela n’a rien d’évident, notamment devant l’agression russe contre l’Ukraine, tièdement condamnée par les Latino-américains, qui y voient plutôt un inévitable retour de bâton de l’impérialisme parfois mal placé de l’Occident, et surtout une menace pour leur sécurité alimentaire et la stabilité des prix.

Ensuite les intérêts : intérêts géopolitiques d’abord, les deux régions essayant d’échapper à la double influence / dépendance vis-à-vis des deux super-puissances, celle des Etats-Unis et celle de la Chine, autant qu’à leur confrontation qui se dessine. Sans perdre de vue, bien sûr, au moins du côté européen, lequel est l’allié stratégique. Sans perdre de vue non plus la différence essentielle entre l’Union Européen, qui est un bloc solide et largement intégré, alors que la CELAC est un « club » ne disposant à ce jour pas même d’un secrétariat permanent, même si l’Amérique latine développe depuis longtemps une conscience d’elle-même qui se traduit par de nombreuses tentatives de rapprochement et de coopérations entre les États. Aujourd’hui, le souhait partagé par les deux régions est celui de l’autonomie dans un monde multipolaire.

Intérêts économiques bien sûr : le schéma hérité de l’époque coloniale, qui considère l’Amérique latine comme une ressource de matières premières brutes, minérales autant qu’agricoles, exportées et valorisées ailleurs a vécu. Peut-être dans les esprits, certainement dans les discours. L’idée au centre des projets de rapprochements économiques et commerciaux, qui sont nombreux à l’instar du complexe traité de libre-échange UE-Mercosur en gestation, est que cette relation économique apporte des bénéfices mutuels. À savoir, pour l’Amérique latine, qu’elle voie se développer sur son sol les chaines de valeurs. Le président argentin Alberto Fernandez, l’a lui-même reconnu, d’un trait d’humour froid : « Il aura fallu attendre cinq siècles pour sortir de la logique extractiviste, mais nous y sommes finalement arrivés ». Quant à l’Europe, à la recherche de marchés pour ses savoir-faire et ses produits, elle a encore plus qu’hier et moins que demain besoin des ressources en cuivre, lithium, terres rares et autres minéraux indispensables à la transformation de son mode de vie et de production à l’heure de la lutte contre le changement climatique.

L’Amérique latine a aussi besoin d’investissements massifs, dans toutes ses infrastructures de transports, énergie, eau, éducation, santé, etc. pour réussir la double transition écologique et numérique : l’Union européenne s’est engagée à apporter, sous différentes formes, 45 milliards d’Euros en soutien à 130 projets, dans le cadre de Global Gateway, l’initiative européenne qui vise à contrer l’influence des « Routes de la soie » chinoises en se voulant exemplaires en matière de gouvernance et de responsabilité sociétale.

 

Proximité culturelle et humaine

La proximité ancienne entre l’Amérique latine et l’Europe, c’est aussi celle des langues, l’espagnol, le portugais, ainsi que le français et l’anglais, celle des cultures avec un héritage européen important dans ce continent métissé, celle enfin tissée par les hommes à l’occasion des soubresauts de l’histoire. Après avoir été une terre d’émigration, la France a par exemple été une terre d’accueil de réfugiés politiques pendant l’époque des dictatures et les liens cultures restent forts. Quant à l’Espagne, elle accueillait en 2022, selon l’Institut national de la statistique, 3 millions de personnes nées en Amérique latine.

 

En attendant la France

Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler que la France est une puissance latino-américaine, présente sur le continent à travers la Guyane, présente aussi dans la région avec ses îles antillaises. Nous l’avons évoqué, la France entretient aussi des liens réels, sur le plan culturel et dans les deux sens, avec la région, où elle est aussi très présente à travers son réseau diplomatique, celui des alliances françaises, et de nombreuses entreprises. La France, enfin, a la « chance » de ne pas souffrir dans cette région du statut d’ancienne puissance coloniale, un statut de plus en plus difficile à assumer par l’Espagne, confrontée à des ressentiments plus ou moins instrumentalisés à des fins de politique interne, en raison de comportements antérieurs aux indépendances.

La France, ancienne puissance coloniale, est en recul, ce n’est rien de le dire, en Afrique. Puissance secondaire dans la zone de l’Asie-Pacifique, elle ne pèse en définitive d’aucun poids déterminant sur les grands terrains diplomatiques ou semble se jouer l’avenir de la planète. Au-delà de son statut de membre permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU (mais que pèse-t-il dès lors que les intérêts des 4 autres « grands » sont en cause ?), de son soft power culturel et du magistère moral (mais que pèse-t-il dans un monde où la realpolitik retrouve sans masques sa place prépondérante), tendant à glisser du respect des droits de l’homme à la protection de l’environnement (dans lequel ses moyens d’action restent limités), qu’attend la France pour s’affirmer comme un moteur et un leader de la relation entre l’Europe et l’Amérique latine, dont l’enjeu est désormais stratégique ?

La première visite dans la région du Président Macron – il ne s’y est pas rendu une seule fois depuis son élection en 2017 – sera le signe bienvenu d’une prise de conscience, l’espoir d’un nouveau chapitre dans la relation entre les deux continents et la perspective d’un avenir différent pour les deux blocs transatlantiques.

 

Laurent Tranier, Éditeur et Fondateur des Éditions Toute Latitude

Traducteur de Simon Bolivar, la conscience de l’Amérique, Éditions Toute Latitude 2008

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