Opinion Internationale : Jean-Luc Poulain, vous êtes le Président du Salon de l’Agriculture depuis 2008. Merci de répondre à Opinion Internationale à l’occasion du lancement de notre nouvelle rubrique « Opinion Ruralités ».
Cette année est une édition exceptionnelle du Salon International de l’Agriculture. Pas uniquement à cause de l’actualité, et de la crise agricole dont tout le monde parle, mais aussi et tout autant parce que ce sont les soixante ans du Salon de l’Agriculture.
Que représentent pour vous ces soixante ans ? Quel est le sens de cette édition des soixante ans du Salon de l’Agriculture ?
Jean-Luc Poulain : « Pour moi, cet anniversaire signifie plusieurs choses.
60 ans, c’est l’âge de la maturité : il s’agit d’un salon grand public, et un des rares salons qui va bien en France. Le monde des salons est plutôt en souffrance, et cela avait commencé un déjà avant le Covid. Le Salon de l’Agriculture est passé au travers des gouttes et se porte aussi bien qu’avant.
Pourquoi ?
C’est simplement dû au fait que les Français ont toujours adoré le Salon : il y a vingt ou trente ans, le Salon leur permettait un retour à leurs racines. Beaucoup de nos concitoyens avaient des racines rurales, voire agricoles, et ils aimaient montrer à leurs enfants ou petits-enfants ce Salon qui leur donnait un aperçu de leurs racines.
Aujourd’hui les choses ont évolué. Les urbains sont très éloignés maintenant du monde rural et ne vont plus dans les exploitations agricoles. Autrefois, on allait acheter son lait, ses œufs, son poulet, ses pommes de terre ou ses volailles dans les fermes. Aujourd’hui, on n’y va plus sinon dans une boutique à la ferme qui ressemble un peu à d’autres boutiques.
Pour autant, les urbains, nos concitoyens, ont besoin de savoir ce qui se passe dans les fermes, de connaître l’évolution de l’agriculture, et dieu sait si elle a évolué en soixante ans. Et le salon a bien compris cette attente, puisque les exposants du salon proposent aujourd’hui de nombreux stands ludiques et pédagogiques.
Les urbains sont curieux de voir – et ils s’en étonnent souvent pendant le Salon – qu’on est passé de la faux et de la brouette il y a soixante ans à l’ordinateur aujourd’hui, comme toutes les professions.
Donc, oui, par son rôle pédagogique et fédérateur, le Salon joue un rôle central dans la relation entre les agriculteurs et les Français.
Quel est votre regard sur l’évolution de l’agriculture en soixante ans ?
C’est un regard contrasté.
La première chose, inévitablement, c’est la mécanisation, qui nous a rendu beaucoup de services parce que c’était un métier très physique il y a soixante ans. Aujourd’hui, c’est un métier qui l’est beaucoup moins. La pénibilité du travail a beaucoup baissé.
Donc merci à la mécanisation qui, en même temps, nous a apporté des gains de productivité. En quarante ans, le cours du blé n’a pas bougé en monnaie courante.
En revanche, là où le regard est moins optimiste, à partir du moment où l’on a du mal à dégager un revenu, les jeunes intéressés par la profession – et dieu sait s’ils sont nombreux car l’agriculture est un métier qui attire, qui passionne – ils n’osent plus franchir le pas. Parce qu’il n’y a pas de revenus, parce que pour obtenir un permis de construire, pour construire un bâtiment, quel qu’il soit, pour l’élevage ou pour les productions végétales, il faut deux ans, trois ans, quatre ans et on ne s’en sort pas…
Et là, on atteint le seuil critique : 50% des agriculteurs vont partir en retraite dans les dix ans qui viennent et beaucoup d’entre eux n’ont pas de successeur.
Mais vous savez, la solution est politique ! Levons déjà les barrières, les entraves administratives et incitons les jeunes à s’installer. Les choses repartiront dans le bon sens !
Et puis, nous avons cette chance unique d’avoir ces terres nourricières en France : je ne veux pas dire que la France est partout un pays de cocagne, mais nous sommes tout de même très bien placés avec la qualité de nos sols, de nos climats et la formation de nos hommes. Peu de pays au monde peuvent se vanter d’avoir une telle qualité sur ces trois plans.
Pour conclure, dans une adresse que vous publiez à la une du site du Salon, à tous les agriculteurs et à tous les Français, vous écrivez : « Chacun peut comprendre que la civilisation agricole et rurale est en danger ». Est-ce que la solution n’est pas aussi dans une reconquête de cette civilisation, c’est-à-dire de dépasser les aspects purement économiques, démographiques, et vraiment de réinventer, de redonner toute sa force à cette dimension civilisationnelle que représente la ruralité ?
Oui, c’est un vaste débat qui dépasse l’agriculture. Nous avons aujourd’hui des décideurs qui sont complètement déconnectés des réalités de la nature et qui veulent la commander.
Hélas, ce n’est pas possible. Il faut que ces décideurs, pour la plupart des urbains, comprennent la réalité des choses. Quand je dis cela, je pense par exemple au loup. Réintroduire le loup, c’est bien pour aller se balader : voir des loups, c’est magnifique. Mais qui vit avec les loups toute l’année ? Qui est obligé de se lever la nuit pour surveiller ses troupeaux toute l’année ? Et là, on a franchement un fossé qui se creuse entre les théoriciens et les praticiens, – on va dire ainsi -, pour ne vexer personne.
il va falloir que les théoriciens se mettent un peu à la pratique, parce que sinon, on ne va pas s’en sortir. »