François Perret, bonjour.
Merci d’avoir accepté de répondre à Opinion Internationale dans le cadre de notre rubrique « Opinion Eco & entrepreneurs ». Vous êtes un haut fonctionnaire – je préfère dire un grand commis de l’État – qui avez comme singularité d’être à la charnière entre le public et le privé : entre autres qualités, vous dirigez le dispositif Pacte PME et êtes Ambassadeur pour l’épargne salariale et pour le partage de la valeur. Vous travaillez depuis des années à aider les PME et les ETI à à développer leurs liens avec les grandes multinationales. Enjeu clé car l’on sait la difficulté pour les PME et les ETI de grandir dans l’économie française.
Vous êtes également conseiller scientifique de ESCP-business school et vice-président du think-tank Etienne Marcel, que les lecteurs, d’Opinion Internationale connaissent bien.
Votre dernier livre, paru chez Dunod a pour titre « Non. Votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi ! Vaincre l’austérité salariale, c’est possible ».
Première question : cette interview se fait à un moment bien particulier. La France a connu deux années d’hyper-inflation qui ont évidemment considérablement rogné le pouvoir d’achat des Français, et notamment des salariés et des classes moyennes.
A présent, on entre dans une phase, semble-t-il, de stabilisation des prix : comment se pose aujourd’hui, selon vous, la question de l’amélioration durable du pouvoir d’achat des classes moyennes et, plus particulièrement, de ceux qui travaillent ?
D’un point de vue conjoncturel, vous l’avez rappelé, effectivement, on sort d’une période inflationniste. On a terminé l’année 2023, autour de 4,9% d’augmentation générale des prix. Alors c’est vrai que les conjoncturistes, je pense à l’OFCE, indiquent que, globalement, le pouvoir d’achat devrait se redresser d’environ 1% cette année pour les Français.
C’est une bonne nouvelle qui tient particulièrement, notamment, au redressement des revenus du patrimoine, d’une part, et à l’indexation des prestations sociales sur la hausse des prix au cours des derniers mois. Pour autant, cet optimisme doit être très relativisé car les revenus du travail vont plutôt continuer, en termes réels par rapport au mouvement des prix, à baisser, ce qui pose la question de savoir si, effectivement, en France, on peut s’enrichir par son travail.
Au-delà de la conjoncture, je constate le manque structurel de dynamique salariale qui emporterait vers le haut l’ensemble des classes moyennes et des plus fragiles. Car le pouvoir d’achat ne progresse pas pour tout le monde de la même façon. Je relève d’importantes disparités, et, au fond des choses, il n’y a pas de ruissellement salarial dans l’économie : les seuls revenus qui continuent d’augmenter sont les revenus au-dessus du salaire médian (le salaire médian aujourd’hui, c’est environ 2090 €). Et c’est même nettement au-dessus du salaire médian, autrement dit du côté des hautes rémunérations, que le mouvement reste le plus favorable.
Pour les plus fragiles, ceux qui ont le plus souffert des crises successives, la part des « dépenses contraintes » a tendance à augmenter significativement. Dans un foyer modeste, les dépenses obligatoires, le foyer, les transports, la nourriture, cela peut représenter jusqu’à 68% d’un budget mensuel, ce qui explique que beaucoup de Français, avant la fin du mois, soient dans le rouge.
A ces inégalités de salaires s’ajoutent les inégalités de patrimoine dont les classes moyennes pâtissent également.
Le Premier ministre, Gabriel Attal, a eu une formule très forte dans son discours de politique générale : il fait le pari de « désmicardiser » le travail. Quels conseils lui donneriez-vous pour relever ce défi, qui est une autre manière de dénoncer cette austérité salariale dont souffrent beaucoup de Français ?
C’est vrai qu’il y a un peu plus 3 millions de salariés aujourd’hui, 3,1 millions pour être précis, qui sont au niveau du Smic. Cela représente à peu près 17% des salariés en entreprise. C’était seulement 12% il y a trois ans. Donc il y a un mouvement de fond, qui s’explique de deux manières.
Au niveau du smic, on a pu indexer les rémunérations sur la hausse des prix. Ça fait partie des règles qui s’appliquent mécaniquement depuis un certain nombre de décennies. En revanche, les autres revenus du bas de l’échelle des revenus n’ont pas suivi. Le salaire de base des ouvriers et des employés n’a augmenté que de 9% depuis 2021, là où le smic, lui, a augmenté de 12,3% sur la même période. Ça, c’est la première raison pour laquelle il y a ce hiatus qui est en train de se creuser.
La deuxième raison, c’est que beaucoup d’employeurs ont tendance à laisser les salaires à des niveaux assez bas, ce qu’on appelle les minima conventionnels, parce que, en réalité, les allégements de charges sociales se font massivement au niveau du smic. Donc tout l’enjeu, effectivement, de la prise de parole du Premier ministre, de l’action gouvernementale derrière, ça va être de revenir sur cette politique d’exonération de charges pour qu’elle ne bénéficie pas uniquement au niveau du smic, mais que dégressivement, elle puisse quand même profiter aux niveaux de rémunération supérieurs de toutes les classes moyennes.
Ça, c’est la vision de court terme. Mais en réalité, si on veut durablement augmenter les rémunérations dans l’économie française, et notamment des salariés qui sont dans le bas de l’échelle des revenus, il faut redresser les gains de productivité des entreprises et pour cela il faut développer les compétences dans l’économie française. Le vrai challenge de demain, il est là.
Qui dit niveau de qualification plus élevé, dit attractivité supplémentaire et force de négociation plus forte pour avoir une rémunération plus élevée.
Cela dit, est-ce qu’un des principaux boulets que traîne l’économie française et les politiques publiques, ça n’est pas le fait que beaucoup des richesses redistribuées dans le cadre de la protection sociale viennent de la taxation du travail. Est-ce qu’il ne faudrait pas libéraliser ou remplacer des cotisations sociales par une TVA sociale, c’est-à-dire que ce serait désormais la consommation, ou d’autres formes de revenus, qui viendrait financer les besoins sociaux du pays. Cela permettrait de libérer le travail de ce boulet considérable que sont les charges sociales.
Ce mécanisme de TVA sociale, il faut bien le comprendre. Il procède en fait d’une double logique. Premièrement, on diminue les cotisations patronales, voire les cotisations salariales, et en contrepartie, effectivement, on augmente le taux réduit ou le taux normal de TVA pour dégager des recettes supplémentaires pour le financement de la sécurité sociale. Et on en attend un effet compétitivité, parce que la baisse des cotisations patronales abaisserait le coût du travail.
Récemment le Danemark entre 1987 et 1989, l’Allemagne en 2007, la France de Nicolas Sarkozy de façon éphémère car François Hollande a annulé son initiative, ont tenté l’expérience.
Disons-le clairement, la TVA est un impôt sur la consommation, donc il touche tous les Français. Deux effets pervers sont à craindre : nous sortons à peine d’une période inflationniste très lourde, de sorte que les Français ne verraient pas d’un bon œil le fait que les prix à la consommation augmentent. Deuxièmement, quand les prix à la consommation augmentent, globalement, ce sont les plus fragiles qui payent le plus lourd tribut à cette augmentation, parce que la part de leurs dépenses courantes dans leur budget est plus élevée. Donc ça, c’est l’impact sur la consommation.
Regardons à présent du côté de l’offre, puisque c’est là le principal atout de la TVA sociale. Qu’est-ce qu’il se passe ? Eh bien, en réalité, la baisse de la cotisation patronale ne produit un effet compétitivité que si le report de la baisse des cotisations sur les prix de vente se fait très largement. Donc, autrement dit, si l’entreprise choisit de baisser ses prix de vente, alors il y a un effet compétitivité qui fonctionne.
Mais, à partir du moment où vous baissez les cotisations patronales, la tentation est forte de relever également les salaires. En effet, les entreprises, face à une baisse des cotisations patronales, peuvent réagir soit en reportant cette baisse sur leurs prix de vente soit, suite à des revendications sociales, choisir une augmentation des salaires. L’effet compétitivité de la mesure dépend donc de la part de la baisse des cotisations qui se traduit effectivement en baisse des prix de vente (plutôt qu’en hausses de salaires).
Donc, tout dépend au final de l’équilibre entre l’augmentation des salaires et la baisse des prélèvements pour produire un effet réel ou non en termes de compétitivité.
Je crains donc l’effet contracyclique d’une telle TVA sociale. Il y a des alternatives aussi qu’il faut prendre le temps d’examiner. Certains parlent aussi de CSG sociale. Là, on n’est plus tout à fait dans l’impôt, on est dans une cotisation qui pèse également sur les revenus du travail. Abaisser le taux de CSG qui est aujourd’hui de 6,6%, c’est potentiellement pénaliser les revenus du travail, c’est pénaliser aussi le pouvoir d’achat des retraités qui paient la CSG. On voit que, sur ce sujet, on a un peu balayé le champ des possibles depuis une dizaine d’années et qu’on n’arrive pas à trouver l’équation idéale.
Donc, les solutions de François Perret, c’est les compétences, c’est des gains de productivité ?
Oui et je ne vous donnerai qu’un exemple : la France reconstruit ses industries, et elles sont un facteur de productivité et d’augmentation des salaires. Le mouvement de désindustrialisation, la fameuse « hémorragie industrielle », est heureusement derrière nous.
On le voit, sur la période 2017-2022, le solde net de création d’usines est de +300, là où la destruction nette était de – 600 sur la période 2008-2016. Donc, il y a un premier acquis, on arrête de perdre de la richesse et de détruire des emplois industriels. Pour autant, le grand soir de la réindustrialisation, il va passer par le développement des compétences.
Le président de France Industrie disait il y a quelques semaines qu’il faudrait créer un million d’emplois dans l’industrie pour accompagner ce mouvement de réindustrialisation. Pour créer un million d’emplois, il faut accélérer la reconversion professionnelle des cadres vers ce que j’appellerai des métiers d’avenir, les métiers autour de la tech, de la transformation numérique et les métiers de la réindustrialisation verte, donc tout ce qui concerne la transition écologique.
Mais attention, la réindustrialisation, ce n’est pas un travail sur trois ou cinq ans, même sur dix ans, c’est un travail sur plusieurs générations. Donc, évidemment, il faut prendre à bras-le-corps ce sujet. C’est ce qui est fait par le gouvernement. Je pense à toutes les actions menées à travers France Relance, mais aussi à travers France 2030.
Toute dernière question. Est-ce qu’il y a des entreprises, en France, que vous pourriez citer et qui sont exemplaires en matière de partage de la valeur et sur les rémunérations ? On connaît le cas de Stellantis (Peugeot notamment) qui s’enorgueillit de distribuer des primes considérables à ses collaborateurs. Est-ce que vous auriez un ou deux noms de PME et d’ETI, qui sont le cœur de l’économie française, qui sont exemplaires en la matière ?
Vous avez raison de rappeler qu’il y a quand même un certain nombre de grands groupes qui sont très engagés.
Je pense aux grands groupes du secteur du Bâtiment et des Travaux publics, je pense à Bouygues, à Vinci, à Eiffage, qui ont quand même une longueur d’avance avec une part d’actionnariat salarié qui est extrêmement importante. Je pense à Renault ou à Véolia. Et c’est vrai que l’on a le sentiment que, derrière, les autres ne suivent pas trop.
La loi Pacte avait fixé l’objectif d’avoir, à l’horizon 2030, 10 % du capital qui soit détenu par des actionnaires salariés. On est très, très, en dessous de cette barre. Mais il faur relever le défi.
Pour autant, c’est vrai qu’il y a quelques exemples de PME et d’ETI qui commencent à prospérer sur le sujet. Je pense à une entreprise de la région lyonnaise qui s’appelle VISIATIV et qui accompagne les PME dans leur transformation numérique et leur innovation. Elle a, récemment encore en 2022, lancé un grand plan d’accès à l’actionnariat salarié pour ses collaborateurs, avec des succès importants.
Ce que l’on observe d’ailleurs, c’est que quand on arrive à mettre en place ce type de dispositif d’actionnariat salarié, le climat social, la performance financière et extra-financière de l’entreprise, tous les indicateurs sont meilleurs. Donc, c’est du gagnant-gagnant.
Et là, en plus, nous avons un boulevard, puisque la loi Partage de la valeur, qui a été adoptée par le Parlement à la fin de l’année dernière, entre en vigueur au 1er janvier 2025, je veux le rappeler. Pour les entreprises de 11 à 49 salariés qui, jusqu’à présent, étaient très peu dotées, il y a un objectif : qu’elles puissent s’appuyer sur au moins un dispositif de partage de la valeur. Nous allons donc dans la bonne direction et nous sommes là pour accompagner ces entreprises sur ce chemin vertueux.
Merci, François Perret.
Propos recueillis par Michel Taube