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11H58 - mercredi 10 avril 2024

Que pensait le célèbre Professeur Jean Bernard de sa « fin de vie » ? La Tribune de Ghislaine Alajouanine

 

Attendu de longue date, le projet de loi sur la fin de vie était présenté en Conseil des ministres ce mercredi 10 avril.
Inspiré des travaux de la Convention citoyenne sur la fin de vie, ce texte, souvent présenté comme la grande réforme sociétale du second quinquennat d’Emmanuel Macron, doit ouvrir la possibilité d’une assistance au suicide, sous encadrement strict. Il portera également diverses mesures en faveur du renforcement de l’accès aux soins palliatifs.
Ce projet de loi doit arriver en première lecture à l’Assemblée nationale le 27 mai.

Début 2006, j’étais alors Présidente du Directoire de La Fondation pour la Recherche Médicale, FRM, et grâce à son amitié et considération pour le Professeur Théophile Alajouanine, fameux Neurologue et ami aussi des écrivains, le Professeur Jean Bernard a accepté de m’accorder un interview qui s’est avéré être son dernier ; Il nous quittait le 17 avril 2006 à seulement 1 an de devenir centenaire ! (né le 26 Mai 1907)

Le 19 juillet de cette même année je faisais une émission sur CanalAcadémie pour lui rendre hommage.

Pendant près d’un siècle, ce savant, médecin, et grand résistant nous aura donc éclairés de son intelligence et de son humanisme exceptionnel. Avec lui, la Fondation pour la recherche médicale a perdu le dernier de ses fondateurs.

Sa discrétion ne doit pas nous tromper : le professeur Jean Bernard était l’une des grandes figures de notre pays. Élève brillant, il rêve de devenir écrivain ou médecin. Mais, redoutant d’être un écrivain moyen, il choisit la seconde option : « La médecine me parut allier l’humanisme et mon goût pour les sciences, » écrit-il dans son récit autobiographique, C’est de l’homme qu’il s’agit. En revanche, il ne cache pas que c’est le hasard qui l’oriente vers les maladies du sang. Nous sommes en 1929 et l’hématologie est, de son propre aveu, « une discipline ésotérique ». Il y consacrera pourtant sa vie de chercheur et de médecin pour contribuer à la compréhension et à la guérison des leucémies. Il a la volonté de porter secours à ceux qui souffrent.

Cet engagement total dépasse le domaine médical. Lorsque la guerre éclate, le jeune médecin est l’un des tout premiers à rejoindre la Résistance, en septembre 1940. En 1942, il dirige un réseau dans le Sud-est de la France. Bien qu’arrêté par les Allemands, il reprendra dès sa libération sa « double vie de médecin et de conspirateur ».

En 1946, il forme avec douze autres spécialistes des sciences médicales, le « Club des 13 », creuset de la nouvelle recherche médicale en France. Un an plus tard naît l’Association (devenue Fondation) pour la recherche médicale, « Il nous fallait beaucoup plus d’argent pour avancer », me confiait lors de cet interview le Professeur Jean Bernard.

Il accumule pendant quarante ans les titres et les honneurs sans jamais perdre de vue l’essentiel : l’être humain. Il est professeur de cancérologie, médecin chef de service à l’hôpital Saint-Louis, professeur de clinique des maladies du sang, directeur de l’Institut de recherche sur les leucémies. Il fait partie du Comité des douze sages qui conseille le Général de Gaulle dans l’orientation de la recherche en France. Il est aussi le premier Président du Comité consultatif national d’éthique.

Ami de Paul Valéry et de Jules Romains, Jean Bernard deviendra finalement l’écrivain qu’adolescent il n’avait pas osé être : il a signé près de trente-cinq ouvrages dont quelques-uns ont plus à voir avec la poésie, la fiction ou la réflexion philosophique qu’avec la médecine.

Entre 1972 et 1975, à « l’âge où l’on vous demande d’écrire des préfaces et où l’on vous laisse gagner au tennis contre des jeunes », ainsi qu’il le disait avec malice, il est tour à tour élu à l’Académie des Sciences, à l’Académie de médecine et à l’Académie française. Mais pour cet immortel, nul rêve d’immortalité : en sage et en scientifique, il considère en effet que la mort est indispensable au renouvellement de la vie, de la culture, de la société.

Dans son livre « la Médecine du Futur » édité en Mars 1998 aux Editions du Cherche midi, en pages 65,66,67 il écrit :

« Nos contemporains désirent, plus ou moins être immortels. Encore un effort, demandent-t-ils à la science et nous ne mourrons pas ! Mais leur esprit serait-il prêt à supporter l’éternité ? Ils ont oublié que la mort est un progrès. Les premiers êtres vivants étaient des bactéries, des microbes, pratiquement immortels, car sans reproduction sexuelle. Dans le lointain des temps sont survenues la reproduction sexuée, la différence et la mort.

« La mort est liée au temps. J’ai imaginé dans un livre l’arrêt du temps à l’an 2006. Le temps est une invention de l’homme, une de ses créations par commodité, un moyen d’organiser sa vie, son rythme quotidien mais le temps n’est pas préalable, c’est un mobile selon l’humeur, la santé, l’amour, chacun de nous a reçu dans ses chromosomes, un don pour l’exactitude, la non-exactitude. Combien de couples se disputent pour deux ou trois minutes de retard. Toute leur vie s’en trouve troublée. Les malades mentaux, vivent dans un temps effacé, dissout ou obsessionnel. Le temps de la société est un outil. C’est le temps mécanique, matériel des horloges. Non, le temps spirituel, il existe toutes sortes de temps, celui de l’enfant du vieillard de l’amoureux, du condamné à mort du dormeur rêvant, celui où, en quelques minutes des années se déroulent. Que se passerait-il dans le monde de l’achronie ? Ce serait selon l’âme, l’activité des uns et des autres. Si par endroits les trains, continuaient de rouler et ailleurs s’arrêtaient.

« Je n’ai jamais dissocié ma vie de médecin de celle de l’écriture. Ecrivant, j’entre dans un autre temps. Je médite longtemps avant d’écrire. Comme dans l’acte médical. J’aime écrire sans pause, ni retouche sans rature. Je trouve la période de gestation de l’écriture douloureuse. L’écriture participe du temps. Tout comme la médecine où expériences et découvertes le rythment. La médecine actuelle est faite de fulgurance. Elle s’est délivrée du temps mécanique. Elle reste dans la chair et s’approche de l’esprit. Tous les chirurgiens ont voulu toucher l’âme avec leur scalpel. La Médecine si elle ne se satisfait pas dans l’espace mental, s’anime de plus en plus dans l’énergie des nuances spirituelles. Je n’aime pas les limites. Et donc pas les dogmes, ni les horloges inventées par l’homme. La mort qui tourmente toujours le médecin est celle de l’homme, mais aussi de la terre et du temps.

« Dans ce livre où il n’est plus de temps j’ai arrêté l’horloge à 11 heures 27 minutes 30 secondes. Pourquoi je l’ignore. C’était un hasard peut être chargé de sens, de beaucoup de facteurs occultes et subconscients.

« J’écris souvent mes réflexions la nuit où le temps se transforme, s’étend, se défait.

« En 2006, je n’appartiendrai plus au temps. Dans ce livre. J’ai présenté des hommes, des femmes aux différentes fonctions dans ce paysage de l’achronie, certains peuvent continuer leurs actes. D’autres sont inscrits dans la pétrification. L’achronie pour l’homme social serait à la fois une catastrophe et une théâtralité de l’absurde… »

Le Professeur Jean Bernard n’est-il pas décédé le 17 avril 2006 à 11 heures 27 minutes 30 secondes ?

L’Horloge du temps s’est arrêtée !

 

Ghislaine Alajouanine
Membre Correspondant de l’Institut de France – Académie des sciences morales et politiques. Membre Emeritus de l’Institut des Nations Unies UNITAR.

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