Edito
09H30 - lundi 22 avril 2024

Affaire Urgo : les pharmaciens ne méritent pas pareil traitement ! La tribune d’Emmanuel Tricot, Cabinet Rive Gauche Avocats

 

Des milliers de pharmaciennes et pharmaciens sont poursuivis dans l’affaire dite « URGO ».

Pour l’opinion publique et des observateurs un peu trop pressés, la cause apparaît entendue : selon les commentaires sur les procédures en cours, les pharmaciens seraient nécessairement coupables de violations graves des dispositions du Code de la santé publique et leur comportement justifierait de sévères sanctions pénales mais aussi des poursuites disciplinaires rigoureuses et/ou la mise en œuvre de procédures de redressement fiscal à titre tant professionnel que personnel.

A cet égard, la position de l’Ordre National des Pharmaciens est tranchée : « On condamne, bien évidemment. Il y a clairement une infraction à la loi anti-cadeaux », explique sa présidente Carine Wolf-Thal, laquelle ajoute qu’un pharmacien ne doit pas être « aliéné par des pratiques commerciales au détriment de l’intérêt de la santé publique et des patients ». Quant à la DGCCRF, elle expose que l’amende encourue « peut être assortie de peines complémentaires comme l’interdiction temporaire ou définitive d’exercer ».

L’affaire serait donc limpide et grave, d’autant que le laboratoire URGO a, pour lui-même, reconnu l’illicéité des modalités de ses relations commerciales avec les pharmaciens. Les 8300 concernés seraient donc malhonnêtes, fermez le ban !

Mais qu’en est-il exactement ? Un tel déchainement à l’encontre de professionnels honorables est-il justifié ?
Et surtout, qu’en est-il en droit ?

Depuis mi-2023, des milliers de pharmaciens sont, les uns après les autres, convoqués à des auditions pénales libres par la quasi-totalité des services déconcentrés de la DGCCRF en France (DRIEETS et DDPP) pour répondre d’un soupçon de violation des dispositions de l’article L. 1453-3 du Code de la santé publique : « Est interdit le fait, pour les personnes mentionnées à l’article L. 1453-4 [les personnes exerçant une profession de santé réglementée], de recevoir des avantages en espèces ou en nature, sous quelque forme que ce soit, d’une façon directe ou indirecte, proposés ou procurés par les personnes mentionnées à l’article L. 1453-5 [leurs fournisseurs] ».

C’est le fameux dispositif anti-« cadeaux ».

Ces auditions pénales sont menées sur la base d’une trame unique de questions diffusée au niveau national. La dernière question de l’audition est classique et peut se synthétiser comme suit : « Reconnaissez-vous votre culpabilité ? ».

Or, l’interrogatoire est constellé de références à l’octroi de prétendus « avantages en nature », avec des questions du type : « Qui vous a proposé ces avantages en nature ? » ou « Qu’avez-vous pensé de cette proposition relative à des avantages en nature ? ». Les convocations à ces auditions mentionnent que la pharmacienne ou le pharmacien concerné peut être assisté d’un avocat. Cette mention est légale. Et en l’occurrence elle est particulièrement justifiée ! En effet, comment l’auditionné pourrait-il, sans l’assistance d’un avocat qui peut attirer son attention sur le caractère pernicieux de telles questions, se reconnaître autrement que « coupable » en fin d’audition après avoir tacitement acquiescé au fait qu’on parle bien pour elle ou lui d’une acceptation « d’avantages en nature », infraction justement visée par le texte de la poursuite ?

Coupables avant même d’avoir été auditionnés.

A cet égard d’ailleurs, après l’audition, certains agents de la DGCCRF font parfois grief à l’auditionné qui ne s’est pas reconnu coupable d’avoir manqué l’occasion de se voir proposer (concrètement imposer) une juste peine par le procureur. Et de regretter que, dès lors, « la suite risque de mal se passer… ».

Confronté à un tel rapport de force avec la DGCCRF et le procureur en charge de l’instruction de son dossier, méconnaissant les arcanes d’une procédure judiciaire censée pourtant le protéger, comment le pharmacien pourrait-il sans assistance faire efficacement valoir ses droits et le respect du Droit ?

Comment en particulier pourrait-il exprimer librement que la relation commerciale de sa pharmacie avec URGO n’était agrémentée d’aucun « cadeau » ? Comment pourrait-il justifier de sa bonne foi ou du fait que, dans l’hypothèse où une faute pénale aurait été effectivement commise, elle serait non-intentionnelle ? Comment pourrait-il faire valoir que certains faits le concernant sont potentiellement prescrits et ne peuvent ainsi justifier une condamnation, la procédure ayant abouti à la condamnation d’URGO (qui a préféré reconnaître sa responsabilité pénale plutôt que de la contester devant le tribunal) n’ayant pas nécessairement de lien de connexité avec la procédure individuelle engagée ultérieurement à son encontre ?

La question se pose dans les mêmes termes pour les pharmacies en exercice individuel que pour celles affiliées à un réseau.

Dans ces dossiers, plusieurs éléments très importants sont simplement occultés :

  • Contrairement à ce qu’on peut lire un peu partout, URGO ne faisait aucun « cadeau » à ses clients. Les pharmacies avaient seulement la possibilité d’acquérir des objets, directement utiles à leur activité dans l’essentiel des cas, à un tarif qui n’avait rien de préférentiel. On ne reçoit pas un « cadeau » lorsqu’on paye, et qu’on paye au prix de marché !
  • En outre, le process mis en place par URGO n’induisait aucun « avantage» pour ses clients et n’avait aucun effet sur le niveau de leurs commandes de produits URGO (alors en outre que la capacité de stockage est une contrainte bien connue des pharmaciens…) ou sur le prix de vente de ces produits à leurs patients, leur tarif réglementé étant fixé par les pouvoirs publics.

On insistera enfin sur le fait que les autorités ordinales qui s’offusquent désormais opportunément, n’ont jamais alerté les pharmaciens de l’éventuelle illicéité de ce mécanisme proposé par URGO, lequel était pourtant ancien et connu de tous les représentants de la profession des pharmaciens d’officine. Comment dès lors reprocher à ces pharmaciens de s’être peut-être trompés sur la portée du texte qu’on leur oppose maintenant alors qu’ils n’ont, en toute bonne foi, jamais pu réaliser que leur comportement pouvait le cas échéant contrevenir aux dispositions du Code de la santé publique ?

Chacun le sait, les pharmaciennes et pharmaciens de France rendent des services éminents à la collectivité. Comment peut-elle accepter qu’un traitement aussi déséquilibré leur soit à présent réservé ?

Me Emmanuel TRICOT
Avocat Associé
Cabinet Rive Gauche Avocats

 

Emmanuel Tricot interviendra dans le prochain Live Opinion Internationale au Palais du Luxembourg le 24 avril 2024 à 17h :