Les routes de la Chine
12H05 - lundi 6 mai 2024

Rémi Mathieu : « la France a été la première à s’ouvrir à la Chine, sous Louis XIV… Et de Gaulle a suivi ! »

 

Lorsque Huang Jialüe黃嘉略, moins méconnu sous son nom français d’Arcade Huang, fut nommé interprète du roi, il ne se doutait pas qu’il serait le premier Chinois à fonder la sinologie française, hors du cercle savant mais prosélyte des missionnaires. À sa mort, en 1716, il avait rédigé, avec l’aide de Nicolas Fréret, la première grammaire chinoise et le premier dictionnaire chinois-français digne de ce nom. Le siècle d’or de Louis XIV et le règne des deux premiers empereurs des Qing 清 (curieusement contemporains, à une année près) allaient établir des relations suivies et pour le moins durables (en témoigne l’exposition actuelle du Musée du Palais de Versailles à Pékin). Le dessein du « roi Soleil » visait clairement à faire connaître la culture chinoise à ses lettrés, autant qu’à préparer des missions catholiques et commerciales vers l’Orient extrême et supposément mystérieux. La seule connaissance qu’en avaient eue les hommes de lettres français (dont Montaigne) était due à l’approche pour le moins biaisée que les Jésuites en avaient procurée. La voie était ouverte à la sinologie scientifique française, la première d’Europe et en Europe à s’ouvrir « à la Chine », comme elle allait le faire, dans le même temps, un siècle plus tard, à l’Égypte antique. La confusion régnait alors au point de qualifier les caractères chinois de « hiéroglyphes », ce qui n’est pas aussi absurde qu’il y paraît. Mais c’est bien de ce début du siècle scientiste européen que date la sinologie académique, héritière lointaine de ce Monsieur Huang, égaré à la cour de Louis XIV.

La sinologie, française, américaine ou européenne, a-t-elle toujours pour but de préparer des missions « catholiques et commerciales » à la Chine ? Pas essentiellement. Quoiqu’elle puisse y contribuer, mais ce n’est plus son ambition première. C’est à tout le moins de faire connaître au public non spécialiste les grands textes, les réalisations passées et présentes des auteurs les plus remarquables, sans trop y injecter sa propre pensée. Mais, comme s’accordent sur ce point bien des savants chinois contemporains, il convient pour ce faire de se pencher sur les racines des pensées chinoises, celles dont l’Antiquité nous offre un éventail si riche et plus divers qu’on ne l’avait d’abord imaginé.

Peut-on et doit-on penser comme un auteur chinois ? La question est posée en ces temps où l’injonction de ne point parler à la place de… est proclamée, presque comme une interdiction. Puis-je donc parler et penser comme Zhuang zi 莊子et Kong zi 孔子 ? Non, mais c’est précisément la distance que j’opère par rapport à leur vision du monde qui me donne la liberté de porter un jugement, non pas d’après ma conception des relations humaines et ma morale, mais d’après celle de la pensée et de la morale chinoises de leur temps : sont-ils pertinents pour leur époque et le lieu d’où ils s’expriment ? Un sinologue sert d’abord à remettre en perspective une œuvre (artistique, littéraire, philosophique ou historique) pour ne point l’apprécier selon des critères inopportuns, par anachronisme ou pire par ethnocentrisme.

Cependant, la connaissance de la Chine – si tant est qu’elle soit possible – est chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls sinologues. Elle doit s’étendre aux non-spécialistes, c’est-à-dire à tout un chacun qui apprendrait dès l’enfance qu’on peut écrire avec un autre support qu’un alphabet et qu’une autre langue existe sans qu’on s’inquiète de la féminisation d’un nom ou du pluriel d’un adjectif irrégulier. Il faut se féliciter de l’introduction d’œuvres de plusieurs philosophes chinois dans les programmes du baccalauréat ou des études supérieures de lettres dans l’Université française. La Chine a fait le chemin inverse depuis bien longtemps, car elle fut amenée à comprendre, au milieu du XIXe siècle, dans des circonstances combien sanglantes, qu’on pouvait penser le monde autrement qu’elle ne le faisait.

La Chine nous aide ainsi à nous interroger sur ce que nous ne pensons pas ou, plus précisément, sur les raisons qui nous amènent à ne pas le penser. Il s’agit là du fameux impensé qui n’est jamais que le pensable d’autrui. La pensée corrélative chinoise – privilégiant l’analogie -, l’opposition cohabitante du yin 陰et du yang 陽, nous sont autant d’occasions de tracer les limites de la pensée causale, héritée des Grecs, sans parler de la théologie chrétienne, pour peu qu’elle soit examinée par un philosophe taoïste !

Le mystère dont semble revêtue la pensée chinoise n’est, sans nul doute, qu’en nous-même. Cette impression d’étrangeté qui se manifeste à la lecture d’un monde qui nous semble totalement « antipodique » (comme disait Victor Segalen), c’est nous qui le créons par nos préjugés. Un grand auteur chinois du IVe siècle, Gan Bao干寶, compilateur de récits merveilleux, l’exprimait ainsi : « L’étrangeté est dans notre regard, pas dans l’objet de ce regard ». Certes, mais comment changer ce regard ? Je crois profondément que la connaissance des mœurs d’un peuple vaut mieux que la connaissance de ses lois, pour le mieux comprendre. Car les mœurs ont la vie dure et depuis des siècles, il y a peu de chance pour qu’elles changent d’ici longtemps.

Assez naïvement sans doute, Voltaire se félicitait de la vertu du gouvernement de la Chine (si sage qu’il avait chassé les Jésuites en 1724 !) et de l’excellence des mœurs des Chinois qui, de surcroît, ne s’entretuaient point pour des querelles théologiques. Platon disait avec pertinence : « N’espérez pas de réussir jamais dans le dessein de réformer les mœurs des hommes ! »

Il y a donc quelque raison de penser que celui qui sait déchiffrer voire observer les mœurs des autres fait plus que les comprendre, il les admet dans le même monde que le sien et les considère comme ses frères en humanité, ainsi qu’en jugeait un disciple de Confucius, Zi Xia 子夏. Le même Voltaire n’écrivait-il pas dans son Traité sur la tolérance « mon frère le Chinois » ? Jadis, les rois de Chine s’enquéraient des mœurs et des chansons de leur peuple pour en tirer quelques enseignements à leur propre usage ; si les rites ne descendaient pas jusqu’au vulgaire, le souverain même croyait cependant pouvoir tirer des leçons de ses coutumes et de ses chants. Peut-être que les mœurs des Chinois sont, pour nous, une leçon qui nous enseigne à prendre quelque recul avec les nôtres. Même si j’ai peine à croire que les mœurs des Français puissent être de quelque usage en dehors de nos villes… Pourtant, c’est en les adoptant qu’Arcade Huang sut acquérir suffisamment de l’esprit français pour rédiger sa grammaire du chinois à l’usage de ses nouveaux compatriotes et dans leur langue même. Il est vrai qu’il épousa une Française… cela peut aider dans la rédaction d’une grammaire !

Autant que les connaissances linguistiques et culturelles, celle des mœurs permet ainsi à deux peuples d’échanger sans se changer et de trouver leur joie dans cette approche plus sociale qu’intellectuelle, plus sensible que cérébrale. Ainsi que le disait Confucius à propos de l’étude, zhi zhi zhe bu ru hao zhi zhe, hao zhi zhe bu ru le zhi zhe 知之者不如好之者,好之者不如樂之者 : « Mieux vaut l’aimer que la connaître, mieux vaut y trouver sa joie que l’aimer ». Ne dirait-on pas qu’il parle ainsi de la Chine ?

 

Rémi Mathieu, sinologue, CNRS

Tribune prononcée samedi le 4 mai 2024  lors du Forum sur le développement des échanges entre la Chine et la France organisé par l’Agence de presse chinoise XINHUA et Publicis Groupe.

Gwendoline Finaz de Vilaine, artiste trait d’union

Pour des experts en relations franco-chinoises, c’est elle qui, en avant-première, a donné le coup d’envoi à la célébration d’un triple événement qui aura lieu en 2024 : les 60 ans des relations diplomatiques entre…