Néo-Calédonien de naissance, âgé de la quarantaine, fonctionnaire de l’État, plutôt favorable à l’indépendance de l’archipel mais opposé à toute violence, ce Français de Nouvelle-Calédonie, très inspiré dans son parcours par Michel Rocard et Jean-Marie Tjibaou, a souhaité rester anonyme devant la furie de certains jusqu’au-boutistes des deux camps. Entretien saisissant avec Michel Taube, pour Opinion Internationale…
Comment expliquez-vous cette flambée de violence en Nouvelle-Calédonie ?
Pour répondre à cette question, il faut abandonner tous les ressorts traditionnels hexagonaux, les vieilles antiennes, les visions tronquées par le prisme de la scène et du jeu politicien parisien. Il faut s’éloigner des rivages de l’Hexagone et se rapprocher du Pacifique pour tenter d’apporter une réponse qui sera forcément imparfaite.
Depuis 5 ans, la Nouvelle-Calédonie traverse plusieurs crises simultanées : économique, budgétaire, politique et sociale qui se sont fondues en une seule combinaison explosive. La très grande majorité des personnes arrêtées ces derniers jours par les forces de l’ordre sont de jeunes adultes kanaks entre 15 et 25 ans, tous versés dans l’indépendantisme kanak. Ils sont remisés au ban de la société calédonienne et du « système colonial », vivant dans des logements sociaux parfois surpeuplés où le seul repas chaud de la journée est un bol de thé Lipton agrémenté de biscuits australiens tapissés de margarine. Parfois, le soir, ils ont pour tout repas un bol de soupe chinoise lyophilisé et rendu comestible par l’eau bouillante que l’on y verse. Ou le contenu d’une boîte de sardines sur du riz blanc.
Ils se considèrent comme des pestiférés, bannis du système éducatif qu’ils abhorrent, ignorés de la plupart des structures d’équilibre qui ne parviennent pas à assurer le tampon social normalisé que l’on peut rencontrer en France. Nombre d’entre eux ont un usage restreint de la langue française et une gamme réduite de vocabulaire : ils ont rarement l’occasion de verbaliser sentiments et émotions. Adeptes de la consommation irraisonnée de cannabis et d’alcool fort, beaucoup ont déjà connu la prison où ont des membres de leurs familles au Camp Est, la prison de Nouméa, véritable chambre de germination de futurs délinquants. La flambée de violence et les émeutes sont le fruit aussi, comme dans toute révolte, de la résonance d’idées revendicatrices dans des ventres souvent vides ou mal remplis.
Ce terreau potentiellement détonant était un baril de poudre imbibé d’essence. La mèche a été en partie attisée par des rafales de paroles et de mots d’une violence inouïe, prononcés dans des enceintes démocratiques par des irresponsables politiques des deux bords, avec une mention particulière pour la présidente de la Province Sud qui accusait les élus indépendantistes du Congrès de la Nouvelle-Calédonie d’être « illégitimes, antidémocratiques, méprisants, dictatoriaux » en sa séance du 21 mars dernier avant de rejoindre une manifestation de soutien et de déclarer à la foule : « de foutre le bordel ». La mèche avait été enflammée par cette obsession de l’Exécutif du passage en force, quoi qu’il en coûte, depuis le refus d’annuler le 3ème référendum en 2021 en période de deuil post-COVID : on en voit aujourd’hui les conséquences dans un pays mû traditionnellement et historiquement par la recherche nécessaire du consensus.
Que répondez-vous aux propos de Sonia Backès qui dénonce un racisme anti-blancs parmi les indépendantistes ?
Ne nous leurrons pas! Nouméa est coupée en deux. Il y a des extrémistes dans les deux camps. Il y a autant de racisme anti-blanc parmi certains indépendantistes que de racisme anti-kanak parmi certains non-indépendantistes. Les heures sombres que vit la Nouvelle-Calédonie ramènent ses habitants à des réflexes de survie. L’heure, les jours, les semaines qui viennent doivent être entièrement consacrés à un seul objectif : la recherche d’un consensus durable, voire définitif, admis par tous.
Pourquoi ne faudrait-il pas élargir le droit de vote aux élections provinciales pour les résidents depuis 10 ans, ce qui est une mesure démocratique, ne trouvez-vous pas ?
L’inscription d’un corps électoral figé pour les élections provinciales dans la Constitution de la République française en 2007, sous la présidence de Jacques Chirac, était à l’origine une demande appuyée du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak Socialiste) dans les négociations ayant abouti à l’Accord de Nouméa en 1998. En effet, craignant l’habituel non-respect de la parole donnée par l’État aux représentants de l’Union Calédonienne d’abord en 1958, en 1963, en 1969, du Front indépendantiste ensuite en 1979-1981 puis du FLNKS entre 1986 et 1988, les négociateurs de l’Accord de Nouméa ont voulu la transcription inédite de cette veine dans le marbre constitutionnel français. La volonté actuelle d’extraire unilatéralement cette disposition singulière, pierre angulaire du processus de décolonisation, clé de voûte de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, condition de la sauvegarde et de la protection de l’emploi local et comprise comme une voie ouverte à une submersion démographique et démocratique, a été l’élément déclencheur de la présente furie destructrice qui détruit l’agglomération du Grand-Nouméa et a provoqué pour l’instant, hélas, la mort de 4 personnes. Dans un milieu insulaire, les équilibres sont précaires et la recherche puis la préservation de leur stabilité enjoint à tous de repousser toutes tentatives de naufrage programmé et de récuser les paroles et les actes qui conduiraient notre île et ses populations sous la ligne de flottaison, jusqu’à sombrer corps et âmes.
Pensez-vous que la violence va continuer si l’exécutif va jusqu’au bout de la révision constitutionnelle modifiant le corps électoral ?
L’état d’urgence a été déclenché. Pour éviter une forte probabilité que les violences se poursuivent si l’Exécutif s’entête et persiste à vouloir imposer par la force ce qui a toujours été transcendé par le dialogue, il serait justifié que le Chef de l’État ne promulgue pas la loi sur le dégel du corps électoral. La Calédonie a besoin d’un nouveau Rocard et non de l’incarnation d’un nouveau Pons !
Dernière question : où sont les Tchibaou et Lafleur de 2024 ?
L’un repose dans sa tribu natale de Tiendanite, dans cette grande et belle vallée verdoyante de la Hienghène, au Nord-Est de la Grande Terre. L’autre repose au cimetière du 4è km à Nouméa. Mais on peut les retrouver tous les deux, ensemble, place de la Paix à Nouméa sous la forme de deux bronzes statufiés échangeant une poignée de mains. Si on les regarde de travers, l’un cache l’autre dans un face à face. Si on les regarde de face, ils sont tous les deux pleinement visibles car ils sont côte à côte…