Opinion Amériques Latines
15H51 - vendredi 7 juin 2024

Claudia Sheinbaum, nouvelle présidente du Mexique : bien plus que l’héritage d’AMLO – la chronique Opinion Amériques latines de Laurent Tranier

 

Le 2 juin, Claudia Sheinbaum a remporté une retentissante victoire à l’élection présidentielle du Mexique, avec 59,3% des voix contre 27,9% pour Xochitl Galvez, sa principale concurrente. La première femme élue à la tête du pays doit sa victoire au transfert réussi de la popularité d’Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO), le président de gauche modérée sortant. Mais d’autres facteurs expliquent l’ampleur de son succès.

Après plusieurs candidatures présidentielles infructueuses sous d’autres couleurs, Andres Manuel Lopez Obrador est devenu Président du Mexique en 2018 pour le parti Morena (Mouvement de Régénération Nationale) qu’il a fondé en 2014. Au terme de son mandat non-renouvelable de six ans, AMLO bénéficie d’une popularité record, qu’il doit en grande partie à son art de la communication (il réveille tous les jours le pays à 6 heures du matin par une conférence de presse qui fixe l’agenda quotidien et l’ordre du jour des commentateurs), mais aussi aux résultats économiques remarquables du Mexique, qui s’appuie sur le dynamisme de son voisin et principal partenaire, les États-Unis : le Mexique est redevenu en 2023, devant la Chine, leur premier fournisseur. C’est grâce à l’investissement étranger, à la vitalité des exportations et à la modération de l’inflation qu’il a pu augmenter le salaire minimum et conduire une politique sociale (minimum retraite, aide aux agriculteurs) sans augmenter les impôts ni s’attirer l’hostilité des entrepreneurs.

Mais qui est celle qui lui succèdera le 1er octobre prochain, Claudia Sheinbaum ? Certes, âgée de 61 ans, elle est une proche et une fidèle d’AMLO, qui l’a lui-même choisie pour prendre sa suite. Mais on ne peut pas la réduire à cette proximité : Claudia Sheinbaum, avant d’être une femme politique de premier plan, qui a été Présidente du Gouvernement de Mexico entre 2018 et 2023, a été une scientifique de haut niveau et a participé notamment aux travaux du GIEC sur le réchauffement climatique. Ce passé d’experte en matière environnementale, ainsi que le fait qu’elle soit une femme et qu’elle ait mis en place des politiques ambitieuses à Mexico contre les violences de genre, constituent deux indicateurs de l’orientation que devrait prendre son mandat à la tête du Mexique.

Continuité de la « Quatrième Transformation » du Mexique

Même si, durant la campagne électorale, elle a totalement assumé le bilan d’AMLO et annoncé un programme basé sur la continuité de ce qu’AMLO a lui-même théorisé – sans fausse humilité – comme la « Quatrième Transformation » du Mexique (après la révolution de l’Indépendance en 1821, la révolution libérale de Benito Juarez dans les années 1850 et la Révolution mexicaine des années 1910 qui a conduit à plus de sept décennies de gouvernement semi-autoritaire du PRI, le Parti Révolutionnaire Institutionnel), on peut penser que Claudia Sheinbaum saura donner une orientation davantage environnementaliste et féministe au pays, qui puise aujourd’hui une grande partie de ses ressources publiques dans la rente pétrolière de l’entreprise publique Pemex, et qui détient également le triste record du nombre de féminicides sur la planète.

Car le grand échec d’AMLO se situe sur le plan de sa politique sécuritaire pacifiste (« abrazos, no balazos », littéralement : « des câlins, pas des balles »), tôt définie en opposition à la « guerre contre le narcotrafic » déclarée par son prédécesseur Felipe Calderon en 2006 et mobilisant l’armée. L’idée d’AMLO était de considérer la majorité des membres des cartels comme des victimes d’un environnement économique et social défavorable et de cesser la traque des chefs dont chaque arrestation déclenchait une sanglante guerre de succession. L’espoir était de faire reculer les statistiques désastreuses de la mortalité quitte à s’accommoder des trafics (principalement vers les États-Unis). En définitive le résultat n’est pas meilleur : plus de 30 000 homicides par an, des centaines de milliers de disparus depuis deux décennies et des trafics et une consommation de drogue qui explosent.

L’engagement de généraliser la politique contre les féminicides lancée dans sa ville de Mexico

« Je ne vous décevrai pas » : dans son discours de victoire, Claudia Sheinbaum a promis des résultats sur le sujet des féminicides. Pour cela, elle compte généraliser au niveau national la politique spécifique qu’elle a conduite dans la ville de Mexico, créant des unités spéciales de lutte avec des policiers formés et des moyens importants.

Outre son échec sur la question de la sécurité, l’autre grand reproche qui est fait à AMLO est celui de sa tentation permanente d’ébranler les fondations de la démocratie, que ce soit en attaquant les médias qui lui sont défavorables ou en essayant de politiser les juges de la Cour Suprême (qu’il avait proposé de faire élire au suffrage universel) ainsi que les moyens de l’Institut National Électoral qui organise les élections, au motif qu’ils n’ont pas toujours donné des gages de neutralité (à son détriment).

Sur ces sujets, ses tentatives de réforme se sont heurtées à la fois à des mouvements massifs de protestation populaire, et au fait que son parti Morena ne disposait pas, dans la législature qui s’achève, de la majorité qualifiée des deux tiers à la Chambre des députés et au Sénat, nécessaire pour changer la Constitution du Mexique. Or, à la suite de l’élection du 2 juin, Morena et ses alliés pourraient non seulement disposer de la majorité qualifiée dans les deux chambres, une fois que tous les recours seront épuisés, mais ils gouverneront aussi 24 des 32 États qui forment la fédération des États-Unis du Mexique – c’est le nom officiel du pays.

Les risques d’une concentration excessive du pouvoir et l’ombre d’AMLO

Il s’agit bien d’un raz de marée électoral pour Morena, alors même que les trois principaux partis historiques, le PRI, le PAN et le PRD s’étaient rassemblés, malgré leurs différences, derrière une candidate unique, Xochitl Galvez, qui avait un bon profil de femme d’origine indigène, ingénieure et cheffe d’entreprise, issue de la société civile et sans casseroles politiques. Elle n’a pas démérité durant la campagne, mais elle n’a simplement rien pu faire.

Claudia Sheinbaum disposera donc de tous les leviers du pouvoir, au-delà même de ceux qu’AMLO a pu détenir, pour déployer les réformes qu’elle souhaitera pour son pays. Reste cependant au moins deux incertitudes. Tout d’abord, AMLO, qui a annoncé, à presque 71 ans, qu’il prendrait une retraite politique définitive dans son ranch du Chiapas après une tournée d’adieux dans le pays et la passation de pouvoir : saura-t-il laisser à sa successeure, qui est aussi son héritière, la liberté de conduire les affaires du Mexique comme elle l’entend, sans essayer de tirer les ficelles en coulisses ? Ensuite, le mouvement Morena, tenu d’une main de fer par AMLO malgré la grande diversité de ses composantes, continuera-t-il à répondre comme un seul homme (ou presque) aux demandes venues d’en haut ? À noter aussi que le nouveau Congrès, et sa majorité qualifiée d’élus Morena, entrera en fonction le 1er septembre, ce qui pourrait ouvrir la tentation pour AMLO de mener à bien dans le dernier mois de son mandat certaines de ses réformes les plus controversées…

Moyennant ces inconnues de court terme, l’expérience et la personnalité de Claudia Sheinbaum, l’importance de sa victoire électorale et les perspectives favorables à moyen terme pour l’économie du Mexique semblent promettre une période de stabilité institutionnelle et économique. A condition que l’ombre grandissante projetée par la criminalité organisée et la crise migratoire traversée par le pays, principale porte d’entrée des clandestins vers les États-Unis, ne finisse par sérieusement compromettre les relations avec le grand voisin du Nord.

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Laurent Tranier

Rédacteur en chef Opinion Internationale, chef de rubrique Amériques latines, fondateur des Editions Toute Latitude