« La vie, sans musique, serait une erreur » : c’est là une célèbre citation de Friedrich Nietzsche, l’un des plus grands philosophes du XIXe siècle. Une pensée d’autant plus pertinente que l’auteur d’ « Ainsi parlait Zarathoustra » fut aussi – peu de gens le savent – un excellent pianiste, doublé d’un non moins talentueux compositeur au vu des dizaines de partitions, écrites de sa propre main, que l’on retrouva quelques années après sa mort.
Ces partitions nietzschéennes, du reste, ne sont pas sans rappeler, tant par l’extraordinaire puissance de leur ampleur que par l’infinie douceur de leurs adagios, certaines des plus belles sonates pour clavier, les dernières en particulier, de Beethoven, le plus classique des musiciens romantiques et le plus romantique des musiciens classiques.
Ludwig van Beethoven, précisément, et son cinquième, magistral, concerto pour piano, dit « L’Empereur » : c’est cette œuvre majestueuse, où la sublime expressivité de son mouvement lent s’insère entre deux mouvements dont la solennité le dispute à la virtuosité, qu’interpréta, avec une maîtrise technique n’ayant d’égale que sa sensibilité musicale, le lauréat, ce dimanche 28 juillet 2024, de la douzième édition du prestigieux « Euregio Piano Award », concours international se déroulant dans la petite mais charmante ville allemande de Geilenkirchen, située, non loin d’Aix-la-Chapelle, dans le Land de Rhénanie-Westphalie, à deux pas des frontières belge et hollandaise.
Le nom de ce brillant, et très méritoire, lauréat ? Roman Lopatynkyi, de nationalité ukrainienne : tout un symbole, tant artistique qu’humain, en ces temps où son pays, l’Ukraine donc, subit, depuis près de deux ans et demi, les affres de la guerre avec l’agression, sur son territoire, de la Russie !
Quant à l’orchestre qui l’accompagna lors de son éclatante interprétation de ce cinquième concerto pour piano de Beethoven, il n’était autre que le jeune mais déjà très expérimenté Euregio Chamber Orchestra, placé là, pour l’occasion, sous la baguette magique du grand chef d’orchestre canadien Charles Olivieri-Munroe, dont l’imposante carrière musicale l’amena déjà à diriger de main de maître, dans les superbes symphonies mahleriennes notamment, quelques-uns des orchestres philarmoniques les plus réputés du monde symphonique, dont celui de New York, Montréal, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, Moscou, Saint-Pétersbourg, Athènes, Lisbonne, Tokyo, Séoul, Mexico et, aujourd’hui, Prague !
Un prestigieux jury international
Comment donc, puisque l’on en est à parler ici du cadre plus strictement professionnel de cette importante compétition pianistique (où pas moins de 87 candidats, en provenance de plus de vingt pays, s’affrontèrent en une amicale et très chaleureuse atmosphère) ne pas également citer ici, en cet éminent aréopage, les cinq membres du jury, puisqu’il était constitué, là encore, de cinq autres pointures internationales au sein de l’univers classique : Florian Koltun (considéré comme l’un des concertistes, de nationalité allemande, les plus doués de sa génération), Xin Wang (pianiste chinoise de tout premier plan), Joshua Izzard (pianiste américain dont la fabuleuse carrière lui permit de se produire sur la scène dans ce temple de la musique qu’est le Carnegie Hall de New York), Michel Runtz (compositeur français, vivant aujourd’hui entre Paris et la Suisse) et, last but not least, le prodigieux pianiste chinois Li Ming-Qiang, né à Shangaï (dont il fut le vice-président du fameux Conservatoire de Musique et membre de quelques-unes des institutions musicales les plus prestigieuses, en la matière, à travers le monde, dont celles consacrées à Chopin et Liszt).
Ainsi, face à de tels musiciens, virtuoses dont la renommée est aujourd’hui planétaire, comment ne pas m’être senti ému lorsque, après avoir lu l’hommage que je rendis le 24 mars dernier, dans ces mêmes colonnes, à Maurizio Pollini, l’un des plus grands pianistes de notre temps la direction de cet « Euregio Piano Award » me demanda de faire partie du jury dévolu, pour cette même édition 2024, à la presse : privilège que j’acceptai, bien évidemment, empli de gratitude ! Et, de fait, c’est avec fierté que je remis donc en main propre, sur scène, le prix de la presse au pianiste russe Sergey Belyavsky pour sa remarquable interprétation, dotée d’une finesse stylistique qui n’avait d’égale que sa sensibilité artistique, du deuxième et somptueux concerto pour piano de Rachmaninoff.
Un magnifique symbole de paix : quand la musique réunit l’Ukraine et la Russie
Mais ce qui me frappa peut-être le plus, lors de cette mémorable journée, fut de voir à quel point, malgré leur rivalité artistique au sein de cet important concours musical, et malgré surtout cette terrible guerre opposant leur pays respectif, ces deux grands pianistes que sont l’ukrainien Roman Lopatynkyi et le russe Sergey Belyavsky affichaient manifestement là, tous deux sincèrement nantis d’un respect mutuel, une réelle entente, sinon amitié, voire même complicité. C’est dire si, face à un tel symbole, hautement significatif, de fraternité, où rien n’était feint et où une paix non dissimulée régnait même en maître, la musique adoucit en effet, comme l’exprime l’adage, les mœurs ! Davantage : un exemple, pour la terre entière, à suivre !
Quant au troisième finaliste de cet « Euregio Piano Award 2024 », le sud-coréen Geonhee Lee, c’est avec un doigté particulièrement subtil, mais aussi une technique non moins époustouflante, où la brillance du toucher le disputait à la profondeur du sentiment, qu’il interpréta, magnifiquement bien lui aussi, le troisième concerto pour piano de Beethoven également.
Prélude a une sublime transcendance
Mais c’est à la toute fin de ce concours, après la cérémonie de remise des prix, qu’eut lieu le plus beau moment, peut-être, de cet événement : celui où son lauréat, l’Ukrainien Roman Lopatynskyi, offrit au public, pour le remercier de l’avoir aussi gratifié du prix du public, le splendide Prélude en si mineur de Jean-Sébastien Bach dans l’admirable transcription, extrêmement difficile à jouer tant la moindre fausse note ou minime hésitation s’entend directement, qu’en fit cet autre immense musicien Ukrainien que fut Alexandre Siloti.
Oui : un très rare et précieux moment de grâce, à la fois délicat et intense, subtil et tendu, concentré comme en un mélodieux écrin de pure spiritualité, où la légèreté des mains de ce pianiste hors pair, le génial Roman Lopatynskyi donc, semblaient voltiger, aériennes et comme suspendues dans l’éternité d’un ineffable espace-temps, en une musicalité d’une grande et profonde beauté, à la fois complexe, dépouillée et harmonieuse. Bref : d’une sublime transcendance !
Daniel Salvatore Schiffer
Philosophe, écrivain, auteur d’une quarantaine de livres, dont « Du Beau au Sublime dans l’Art – Esquisse d’une Métaesthétique (Editions L’Âge d’Homme), professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’Institut Royal Supérieur d’Histoire de l’Art et d’Archéologie de Bruxelles (IRSHAAB).