Alors que la décision de principe a été prise lors d’une réunion du groupe de l’Alliance des Libéraux et des Démocrates que je préside dans le cadre de la dernière session de l’AP-OTAN à Sofia du 24 au 27 mai 2024, le moment et l’opportunité de se rendre une nouvelle fois sur le théâtre ukrainien a suscité pour moi quelques réflexions. Je tiens à préciser que c’est un choix personnel que je revendique de pouvoir prendre sur mon temps de vacances pour mener une telle mission. Tout d’abord, est-ce important pour les Ukrainiens ? Est-ce utile ? Est-ce dangereux ?
À la première question, la réponse est bien entendu affirmative, Alexandre Zavitnevych, président de la commission de la sécurité nationale, de la défense et du renseignement de la Rada, et son vice-président Yehor Cherniev (chef de la délégation à l’AP-OTAN) nous ont rassuré sur ce point. En fait pour eux, parlementaires, mais aussi pour l’ensemble des interlocuteurs que nous serons amenés à rencontrer et plus particulièrement les forces combattantes en première ligne, le fait qu’une délégation composée de trois membres de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN se rende sur place était pour eux un symbole très fort, surtout quand ceux-ci ne se cantonnent pas à Kiev et font le choix d’aller au plus près du terrain et de la ligne de front.
La deuxième question, est-ce utile ? Selon moi, l’utilité de ces déplacements est incontestable car quand on se rend compte par soi-même des éléments sur place cela est toujours plus instructif et efficace que de lire des rapports, des articles ou des livres, qui parfois sont écrits par des personnes qui travaillent en seconde source et ne sont pas allées elles-mêmes sur le terrain.
J’ai beaucoup appris des précédents déplacements et j’ai fais remonté nombre d’informations et analyses (mirage 2000, munitions…) qui in-fine ont pu être pris en compte mais souvent trop tardivement.
“Grise est la théorie, vert est l’arbre de la vie”, même en Ukraine, cela me semble très vrai.
Enfin, je ne pense pas que de telles visites soient très dangereuses du moment que l’on respecte un certain nombre de précautions. Communication zéro avant le départ et pendant , car la discrétion est la meilleure garantie en matière de sécurité. Conscient que je me rends une fois encore dans un pays classé par le Quai d’Orsay “zone rouge” (le périmètre est formellement déconseillé. Les voyages sont proscrits.), j’ai averti, au-delà de ma famille proche, dans le train qui nous amenait pour un long voyage de Varsovie à Kiev, le président du Sénat Gérard Larcher, le président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Cédric Perrin, le président de mon groupe, Hervé Marseille, mon collègue et ami Philippe Bonnecarrère, désormais député du Tarn, ainsi que l’Ambassadeur de France en Ukraine.
Je pense que c’est aussi l’honneur des parlementaires de savoir sortir de leur “zone de confort” et monter en première ligne pour se “frotter” à certaine réalités, différentes réalités de l’Ukraine à l’Afghanistan en passant par le Tchad, le Guyana et le Liban; De la Guyane à Mayotte en passant par l’archipel des Kerguelen et l’île de la passion Clipperton… J’avoue aimer les voyages rustiques qui sortent des sentiers battus. Je préfère le terrain aux “gâteau TV” et certains de leurs experts auto-proclamés !
Voyage
Dans le train, j’ai remarqué que les wagons étaient plus modernes et récents que lors de mon premier déplacement en janvier 2023, et surtout, il n’y avait plus de film anti-brise glace comme précédemment. Partis de Varsovie le vendredi à 18h nous sommes arrivés en gare de Kiev le samedi aux alentours de 13h00. C’est long, mais je commence à y être habitué. Avec mon collègue et ami Mikko Savola, député finlandais, nous en avons profité pour échanger nos expériences parlementaires, parler de l’aide respective de nos pays envers l’Ukraine, échanger sur les éléments géostratégiques du monde…
La présence dans le compartiment d’une jeune ukrainienne en rentrant d’un bref séjour à Varsovie nous a donné l’occasion de l’interroger sur son ressenti en tant que civile sur le conflit, la mobilisation, les conséquences des frappes russe sur les infrastructures énergétiques, et son sentiment sur l’issue de la guerre. Arrivés en gare de Kiev, comme à son habitude Yehor Cherniev, chef de la délégation à l’AP-OTAN était là pour nous accueillir avec son éternel sourire et son infime gentillesse en attendant notre collègue Marko Mihkelson, député estonien, arrivé la veille avec un véhicule utilitaire depuis Tallinn, pour mener une action humanitaire au Nord de Kiev.
Symboles
Cette première journée, ou plutôt après-midi, qui était du reste jour de fête nationale (vu les circonstances, réduite à sa plus simple expression), fut consacrée à des actions très symboliques dans la capitale. Tout d’abord ce fût une rencontre avec M. Urin Olexandre, directeur-adjoint l’hôpital pédiatrique de Kiev “Soutien aux mères et enfants” bombardé par les missiles russes le 8 juillet dernier et qui a suscité l’indignation générale.
M. Olexandre et sa directrice de la communication nous ont tout d’abord fait visiter les lieux, raconté le déroulé des faits, et nous ont expliqué que si les dégâts matériels étaient importants, par chance (faut-il parler de chance !) il n’y eu que deux morts dans le bâtiment administratif touché et plus de 300 blessés dont beaucoup d’enfants, essentiellement par éclats de verre. Cet hôpital, qui accueille près de 300 enfants, 2000 employés, fait 20 000 interventions par an. A certains égards, cela peut aussi faire penser à ce qu’il se passe à Gaza.
Le deuxième moment symbolique de l’après-midi, au-delà de la visite de la basilique Saint-Michel, fut le recueillement devant le Mur du Souvenir où sont affichées les photos de tous les combattants morts aux combat depuis 2014. Malgré l’extrême longueur de celui-ci, il nous a été indiqué qu’il n’était déjà plus assez grand, pour dire l’importance de la saignée démographique que subit l’Ukraine, et plus particulièrement pour ces jeunes hommes dans la tranche d’âge 27-45 ans. Mis à part, et depuis peu, que les moins de 25 ans, les étudiants et les pères de plus de trois enfants, tous les Ukrainiens de 25 à 60 ans sont tenus de se mettre à disposition de l’armée, à moins qu’ils ne travaillent dans l’industrie de la défense, ou des activités essentielles (énergies, transports, protection civile, hôpitaux…) indispensables pour le maintien des services et activités à l’arrière.
En passant devant notre hôtel, Yehor nous expliquait qu’à cet endroit même, en mai 2017, les services du FSB avaient tué en pleine rue le député russe Denis Voronenkov, député à la Douma de 2011 à 2016, qui n’avait commis pour seul crime que de contester Poutine et s’opposer à la première intervention de 2014 en Ukraine. Poutine a aussi le sang de ses compatriotes opposants sur les mains.
Magnit
Yehor m’a fait la belle surprise d’inviter à dîner Magnit. Magnit est un véritable héros, un de ces combattants de l’ombre ukrainien, un homme de devoir. En première ligne, il défend avec acharnement et conviction son pays. J’avais donné son nom au récit de mon premier déplacement et lui avait consacré une partie de mon retour d’expérience. Je l’avais rapidement revu en juillet 2023, près de la ligne de front, où son sourire énigmatique n’avait d’égal que sa détermination. Près de Marinka, début mai, il a été grièvement blessé au pied et au bras par des éclats d’obus. Il a passé des heures interminables se vidant de son sang, caché dans un trou d’obus, sans moyen de se replier. Par miracle, deux de ses hommes, sous un déluge d’artillerie continu, ont pu le transporter à l’arrière afin qu’il soit dans un premier temps stabilisé, puis dans un second temps évacué pour être opéré. Yehor m’avait fait voir des photos où il apparaissait calme, fumant une cigarette, digne car masquant sa douleur, mais avec toujours le même regard, de celui qui ne sait pas s’il va mourir, mais qui est sûr d’avoir fait son devoir. Sur cette photo je le vois tête nue, sans gilet pare-balles. Et, alors que je l’interrogeais, Magnit me répondit que chaque fois qu’il montait en première ligne, il préférait être plus mobile et léger, donc ne pas avoir de casque ou de gilet, mais emporter avec lui le plus de munitions possibles. Quand je l’entends et que je le vois, me reviennent en mémoire les échanges que j’ai longtemps eu avec mes marsouins parachutistes du grand 8e RPIMa de Castres, et sur l’équilibre à trouver entre protection, synonyme de lourdeur, et mobilité. Pendant tout le repas, au-delà de l’obstacle de la langue, il a relativement peu parlé. Quand je l’interrogeais sur cela, il me fit répondre qu’il était surtout préoccupé par ses frères d’armes sur le terrain et qu’il n’avait qu’une hâte, les rejoindre le plus rapidement possible pour continuer le combat auprès d’eux. Ils m’ont dit que tous ceux que j’avais rencontré lors de cette mémorable soirée de janvier 2023, à quelques kilomètres de Bakhmout étaient tous en vie, au combat, mais… sans pouvoir le vérifier !
Avant de se quitter, Magnit m’offrit l’écusson de son unité (avec une tête de mort), une bouteille de vieille vodka, si j’ai bien compris retrouvée dans le sous-sol d’une maison dévastée qu’ils avaient repris aux russes et me l’a offerte si amicalement et généreusement que j’en fus profondément bouleversé. Je lui ai offert une bouteille d’Armagnac que j’avais apporté de France et nous nous sommes promis le plus tôt possible nous l’espérons, quand le conflit sera terminé, de nous retrouver à Paris pour boire la vodka, et chez lui à Kiev pour boire de l’Armagnac.
Résilience
Dimanche matin assez tôt, Marko nous ayant rejoint, départ en voiture banalisée des cinq parlementaires et d’un chauffeur. Nous savions que nous allions à Kharkiv, la troisième plus grande ville d’Ukraine, la plus proche de la frontière russe, et qui a beaucoup souffert car, sous le feu nourri de l’artillerie entre février et octobre 2023, avant le retrait partiel des Russes et qui est encore, comme nous le montre l’actualité de ces derniers jours une des villes ou les cibles civiles sont les plus touchées à cause de sa proximité avec la Russie (40 km) . En fait, chaque fois, nous ne savions pas précisément où nous allions, parce que pour des raisons de sécurité le programme était toujours susceptible de changer à la dernière minute. Nous avons eu la chance d’aller visiter une usine de fabrication et de réparation de tanks, de véhicules de transport d’infanterie, avec des bâtiments disséminés, sur plus de 400 hectares avec au moins un tiers de bâti. J’ai pu comprendre ce qu’était la notion d’industrie lourde, au sens, excusez moi le terme, “soviétique”. Des hangars immenses, dans lesquels, même un dimanche après-midi, s’affairaient nombre d’ouvriers avec des protections relatives, (la sécurité et le droit du travail ne sont pas les mêmes que chez nous) où tout est entassé, mais soigneusement disséminé pour que, en cas d’attaque Russe, ce qui avait été le cas au mois de décembre dernier, les choses soient suffisamment réparties dans des bâtiments anonymes pour qu’il y ait le moins de conséquences possibles. Le fait de voir des machines tourner dans un bâtiment avec un trou béant dans le toit laissé par un missile Russe n’est pas anodin. Me revenaient en mémoire les images de ma visite il y a quelques mois des ateliers Nexter à Roanne, où sont plus particulièrement assemblés les canons CAESAr. Vraiment deux mondes opposés !
Là, nous sommes dans une logique totalement différente où visiblement tout est fabriqué sur place, y compris les moteurs. Nous comprenons que les chars T-64, T-80, les véhicules de transport de troupes sont fabriqués à une cadence importante -qu’il ne m’est pas autorisée de vous donner-. C’est ce système d’ingéniosité, d’adaptation et de résilience qui leur est propre et c’est avec une grande fierté qu’ils nous ont montré les engins en phase d’essai avant d’être envoyés sur la ligne de front, tout comme ceux qu’ils venaient de réparer et “qui iront jusqu’à Koursk !” nous ont-ils dit.
Cette résilience nous l’avons aussi aperçue au-delà de nos échanges avec le gouverneur, Oleh Syniehubov quand il nous a expliqué que la moitié des écoles de la région (1,3M habitants) étaient détruites , qu’il n’y avait plus aucun des 200 000 étudiants présents avant la guerre, qu’ils essayaient au mieux de répondre aux enjeux relatifs des infrastructures énergétiques en essayant de les déconcentrer au plus. C’est cette volonté de reconstruire qui nous a marqué. La volonté de réouvrir les écoles, mais qui seront en partie composées d’abris pour que même en mode dégradé la classe puisse se tenir sous terre. Ils nous ont malgré tout fait part de leurs inquiétudes sur les conséquences éducatives et psychologiques d’une partie de la jeunesse. Entre le Covid et la guerre, pour certains enfants cela fait quatre ans qu’ils n’ont pas vu une maîtresse d’école, qu’ils n’ont pas pu faire les apprentissages comme l’école a le devoir de le faire.
Cette notion de résilience, nous l’avons vu le soir même en rentrant d’un dîner au restaurant, où nous remarquons, interloqués mais aussi admiratifs, toute cette jeunesse (les moins de 25 ans) dans les bars, dans la rue, qui, malgré le contexte particulièrement anxiogène avec des alertes permanentes au regard de la proximité de la ligne de front et de la relative faiblesse des moyens de protection sol-air contre les attaques de drones, missiles et terribles bombes planantes. C’est en fait une leçon de vie, une “fureur de vivre” que nous avons ressenti. Avec de telles ressources morales et psychologiques, l’Ukraine ne peut pas perdre cette guerre. Je ne sais pas s’ils vont la gagner, mais ils ne peuvent pas la perdre.
Construction d’immeubles, construction de ponts, de routes, c’est ce que nous avons pu constater en nous approchant de la ligne de front “ils détruisent, on reconstruit, juste pour leur montrer que nous ne nous laisserons pas impressionner” me disait un responsable. La reconstruction d’une route et d’un pont sur une rivière au Nord-Est de Kharkiv en sont pour moi le symbole. Sous la menace ils continuent à travailler, et quand je vois cela, je ressens de la tristesse pour ne pas dire de la colère au regard du comportement des “petits bourgeois zadistes” qui, lâchement, s’attaquent aux ouvriers, vigiles et infrastructures pour la réalisation de l’A69 Castres-Toulouse. Bon sang qu’ils viennent ici! Qu’ils se rendent compte de ce que c’est un pays en guerre au lieu d’agresser et de stigmatiser les forces de maintien de l’ordre qui ne font qu’essayer de faire respecter l’État de droit.
Roulette russe
Vous connaissez tous le principe de ce jeu stupide dénommé “roulette russe”, qui consiste à mettre une balle dans le barillet d’un revolver, de le tourner, et d’appuyer sur la gachette. Vous avez une chance sur dix de mourir ou neuf sur dix de rester en vie. C’est un peu ce que connaissent les habitants de la région de Kharkiv, car ils sont constamment sous la menace de tirs de missiles, mais aussi de bombes planantes et de drones russes. Ils peuvent frapper n’importe où, n’importe quand, Poutine ayant depuis longtemps transgressé les règles du droit international de la guerre qui interdit toute frappe contre des cibles civiles. La nuit du 26 au 27 août a été, comme vous le savez, marquée par la plus importante attaque russe depuis le début de la guerre, de missiles (127) et drones (109) de longue portée, plus particulièrement contre les infrastructures énergétiques du pays. Sur 127 missiles, une grande partie d’entre eux ont été interceptés, avec des degrés de réussite plus ou moins forts en fonction de la présence de systèmes de défense antiaériens et de la qualité de ceux-ci. Les redoutables missiles hypersoniques Kinjal étant beaucoup plus difficiles à intercepter. Être réveillé mardi matin très tôt par une violente explosion n’est pas anodin. Visiblement, nous étions plus dans le quota des 9/10e de la roulette susnommée, sinon je ne serais point là pour vous écrire.
Pour faire face à cela, la solution d’évitement trouvée par les Ukrainiens est la mobilité permanente. En fait, pour la défense il n’y a pas un point particulier d’état-major mais différents lieux dans la ville disséminés dans des endroits discrets. C’est dans un immeuble décrépi au milieu de nulle part que nous avons rencontré le chef de la 36e Brigade pour un échange très intéressant dans le cadre duquel il nous a fait part de la situation sur le terrain et plus particulièrement sur le manque de moyens de protection aérienne… Cette mobilité a été appliquée à notre groupe puisque nous avons passé deux nuits à Kharkiv dans deux hôtels différents. Pour se déplacer, nous n’étions jamais en convoi, nous étions au maximum deux voitures à se suivre car les Russes ont compris que s’il y a 5 ou 6 véhicules qui se suivent à vive allure c’est qu’il peut y avoir des cibles importantes ou “à haute valeur ajoutée” donc, la discrétion dans les déplacements est un enjeu crucial. Cette mobilité et cette déconcentration de moyens, nous avons pu la constater au travers de deux visites près de la ligne de front auprès d’une unité d’aguerrissement des soldats avant de monter en première ligne, et une unité de soutien et réparation pour l’artillerie. En fait, tout ceci se fait en forêt avec un système-D généralisé et des moyens rudimentaires. Nous avons pu constater que cette rusticité semblait efficace puisque nous avons pu apercevoir un canon M777 étatsunien qu’ils venaient juste de réparer. Les interrogeant sur les difficultés qui sont les leurs, ils ont répondu qu’ils avaient un fort manque de pièces de rechange, un accès trop restreint aux documentations de maintenance, et que ceci leur compliquait sérieusement la tâche (sans compter en situation opérationnelle le manque criant de munitions).
Avant que je ne parte, ils n’ont pas manqué de me dire qu’ils étaient très intéressés par les canons CAESAr dont ils avaient entendu beaucoup de bien par leurs collègues d’autres régiments. Je leur ai répondu avoir assisté à un tir opérationnel il y a quelques mois et qu’effectivement de par son allonge, sa cadence de tir, sa mobilité et sa précision, cela faisait du canon français une arme redoutable. Notre ami Mikko s’est montré plus particulièrement intéressé par la partie “Centre d’aguerrissement” car c’est un véhicule de transport d’infanterie offert par son pays la Finlande qu’utilisait cette unité.
En fait, cette rusticité et cette capacité d’adaptation, qui est l’un des marqueurs forts de notre cher 8e RPIMa de Castres, les Ukrainiens l’ont porté à son paroxysme. À titre tout à fait exceptionnel, il nous a été possible de visiter le Centre Opérationnel de la brigade situé dans le sous-sol d’un immeuble anonyme. Ce fût pour nous une surprise que de voir une salle remplie d’écrans et de cartes numérisées où nous avons pu voir en direct des images prises par des drones sur la ligne de front. Quel choc que de voir des villages entiers réduits à l’état de ruines par l’artillerie russe ! À un moment, nous avons même pu ressentir une certaine excitation lorsque avons vu deux hommes s’avancer. Quelques secondes se sont écoulées puis nous avons entendu le chef s’écrier “Ne tirez pas! Ce sont deux des nôtres!” Nous voyons ainsi que tous les éléments de numérisation de champs de bataille (avec le programme “Scorpion” chez nous qui vise à renouveler et moderniser les capacités de combat de l’armée de terre) sont déjà en application et donc bel et bien une réalité sur le théâtre Ukrainien.
Après une brève soirée conviviale lundi soir dans le huis-clos de l’hôtel, mardi matin, de bonne heure, nous repartons en voiture banalisée (non blindée) vers Kiev. À notre arrivée, vers 14h, Madame l’Ambassadrice d’Estonie nous a très gentiment offert un déjeuner à l’issue duquel je me suis rendu à l’Ambassade de France pour avoir un long échange avec le chargé d’affaires, Monsieur Benjamin Roehrig. Avant toute chose, il m’a rappelé les mots d’usage vis-à-vis du fait que je m’étais rendu dans une zone rouge non autorisée. Je lui ai expliqué que nous étions invités et encadrés par la Commission de la Défense de la Rada et tous les principes de sécurité que nous avions mis en œuvre. Je lui ai en outre rappelé le principe de séparation des pouvoirs. Ayant eu une carrière militaire dans le passé, il fut très réceptif, et, au-delà du compte-rendu fidèle à celui que je viens de vous faire, j’ai partagé avec lui certaines informations sensibles et confidentielles que vous me pardonnerez de ne point divulguer ici.
Culture
Alors qu’il me restait 1h30 avant le départ de mon train, je décidais d’aller à pied de l’Ambassade à la gare. Chemin faisant, et suivant le navigateur de mon portable, j’aperçus à l’angle d’une rue de mon itinéraire, “institut culturel français”. Je décidais de faire un détour pour aller voir et me présentais à l’accueil, par définition sans rendez-vous. Le Directeur de l’Institut Monsieur Olivier Jacquot m’a fort gentiment reçu et m’a présenté ses actions sur Kiev et sur l’ensemble de l’Ukraine. Celles-ci se situent à plusieurs niveaux : l’apprentissage de la langue (2000 apprenants à Kiev aujourd’hui) pour laquelle une action de fond est menée visant à parfaire la formation de professeurs de français et pour se faire des stages regroupant 100 futurs professeurs sont organisés tous les deux mois à Lublin en Pologne. Il m’a par ailleurs indiqué que si le Lycée français comptait 525 élèves avant la guerre, 60 en 2022, 120 en 2023, ils seraient 160 à la rentrée 2024. Au-delà du rôle qui leur a été confié d’organiser, en lien avec l’École nationale de la magistrature, la formation de magistrats ukrainiens, plus particulièrement sur les notions de crime de guerre et de crime contre l’humanité. Il a insisté sur l’action qu’il menait en liaison avec la fondation “ALIPH”, présidée par mon amie Bariza Khiari (ancienne sénatrice de Paris), qui intervient pour les musées sur des dispositifs anti-incendie, sur l’assainissement des réserves, au musée Khanenko à Kiev ou au musée de Soumy. Il m’a aussi indiqué que les séances de cinéma pour présenter des films français et les concerts de musique baroque organisés par l’institut rencontraient un très vif succès.
Avant que je ne le quitte, il a souhaité me présenter son adjointe, et quelle n’a pas été l’agréable surprise de savoir qu’elle avait passé toute son enfance et son adolescence à Castres, temps pendant lequel son père fût un chirurgien réputé de l’hôpital. Au-delà du fait d’échanger sur notre chère sous-préfecture et notre cher département du Tarn, elle s’est très gentiment proposé de m’accompagner jusqu’à la gare et m’a expliqué les conditions de vie parfois difficiles avec les régulières coupures d’eau courante et d’électricité. Je lui ai dit tout mon respect, pour ne pas dire mon admiration pour ce qu’elle faisait ici dans de telles conditions. Alors que certains aigris désespèrent de la jeunesse de notre pays, l’un des visages de celle-ci, ouverte, rayonnante, dynamique, voire intrépide, Héloïse. Finalement, je ne pouvais rêver de meilleure transition pour mon retour et retrouvais sur les quais de la gare Marko, Mikko et Yehor pour des au-revoir chaleureux, non sans avoir pris au passage des victuailles offertes par le président Alexandr, et qui nous auraient permis de tenir 2-3 jours sans aucun problème. Nous ne remercierons jamais assez Alexandr et Yehor pour la qualité de leur accueil, leur dévouement, leur aide pour accéder à des sites sensibles qui nous ont permis pendant ce bref séjour, de découvrir des zones impossibles d’accès.
Conclusion
J’ai clairement ressenti pendant cette visite que l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk a incontestablement eu des conséquences positives sur le moral tant des combattants que des civils ukrainiens. En effet, depuis plusieurs mois, le rouleau-compresseur Russe est en action dans le Donbass et, au-delà du nombre de combattants, c’est surtout le poids des munitions qui fait son effet. Suivant les secteurs, en matière d’artillerie, la différence va de 1 à 3 et jusqu’à 1 à 10. Quand les Russes tirent dix obus, les Ukrainiens ne peuvent y répondre qu’une fois. En conséquence, la stratégie ukrainienne est de reculer le plus lentement possible mais en essayant d’infliger les plus lourdes pertes qui soient à leur adversaire . En 15 jours, les forces ukrainiennes ont repris aux Russes sur leur territoire autant de superficie qu’ils n’en ont perdu en un an dans le Donbass. C’est non seulement bon pour le moral, mais en plus, lors de cette offensive, les Ukrainiens ont fait prisonnier bon nombre de soldats Russe, ce qui peut désormais rééquilibrer les perspectives d’échanges, et donner d’autant plus d’espérances à toutes les familles de prisonniers. N’oublions pas que si les Ukrainiens se battent pour leur pays, son intégrité territoriale et son indépendance, mais aussi pour nos valeurs communes. Ils ont en face des adversaires qui eux, sont plus sur des logiques financières. De plus, le jour où Poutine sera acculé à la table des négociations, l’occupation d’une partie de la région de Koursk par les Ukrainiens sera bien entendu une importante monnaie d’échange.
Pour moi, cette guerre doit nous amener à revoir complètement nos enjeux programmatiques et les approches tactiques. La “dronisation” du champ de bataille est une réalité qui évolue sans cesse, et mon constat de cette semaine écoulée n’a rien à voir avec ce que j’ai vu il y a un an. Alors que pour l’Eurodrone nous sommes dans des conjectures, participations et échanges qui devraient déboucher sur une livraison à partir de… 2030, les Ukrainiens vont produire 700 000 drones cette année, beaucoup plus les années suivantes!!! Des drones qui vont de plus en plus loin (ayant déjà touché Moscou) et qui portent des charges de plus en plus lourde et ce, de plus en plus vite, sans compter des essaims de drones qui nous rapprochent de l’univers de la science-fiction. Pour survivre, ils s’adaptent et développent des capacités insoupçonnables. Autre symbole, alors qu’elle n’a pour ainsi dire pas de Marine de guerre, l’Ukraine a pris le contrôle d’une bonne partie de la Mer Noire grâce à ses drones marins et a mis en déroute la redoutable Flotte de la Mer Noire basée en Crimée. C’est un enseignement dont aussi notre pays devra tirer les conséquences, d’autant plus que nous avons le premier domaine maritime au monde. Tous ces éléments de retour d’expérience, je ne manquerai pas d’en faire part à mes collègues de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense et des Forces armées du Sénat, pour qu’ensemble nous puissions en tirer les conséquences comme avec mes collègues et amis, Marko et Nikko nous le ferons au sein de l’assemblée parlementaire de l’OTAN pour des actions futures.
Il eut été bon de sortir du trop peu, du trop lentement, du trop tard que l’on a vu pour les chars puis pour les avions de combat du système de frappe dans la profondeur, pour soutenir maintenant nos alliés Ukrainien plus pleinement et plus activement. Il faut, comme le demande légitimement le président Zelinsky, lever les restrictions d’usage de certaines armes qui les pénalise fortement. Il est utile de rappeler que les Ukrainiens ont toujours respecter les limites fixées par leurs alliés et les conventions internationales pour l’usage des armes contrairement à leurs adversaires.
Même dans ces temps difficiles les Ukrainiens n’ont pas perdu le sens de l’humour. C’est ainsi que, voyant une affiche dans Kharkiv visiblement d’appel à la mobilisation pour rejoindre l’armée, on m’a expliqué que la traduction du slogan voulait dire “venez pique-niquer avec nous”. Espérons simplement que le “pique-nique” dure le moins longtemps possible et devienne plus bucolique.