Avec l'Ukraine
16H27 - mardi 8 octobre 2024

Roman Sushchenko : « l’Ukraine et la France sont main dans la main, tel est le sens de l’histoire. »

 

Roman Sushchenko, merci d’avoir accordé un entretien à Opinion Internationale.

Vous parlez un excellent français et c’est chaque fois un honneur d’entendre un étranger parler si bien notre langue. Donc merci.

Vous étiez journaliste dans les années 2010 à l’agence de presse ukrainienne Ukrinform à Paris. Vous avez été arrêté en 2016 par le pouvoir russe, emprisonné dans des conditions très dures puis libéré en échange de prisonniers russes en 2019. Vous vous êtes engagé en politique en 2020 dans le parti de l’ancien président Petro Porochenko, Solidarité Européenne (SE), et vous êtes premier vice-président de l’oblast de Tcherkasy.

Quelle est la situation présente du conflit d’une part et de la vie quotidienne des Ukrainiens d’autre part ?

La dixième année d’une guerre cruelle et sanglante s’achève. Mais Куїv est et demeure comme elle l’a toujours été depuis des siècles, avant la naissance de Poutine. Le dictateur russe continue de rêver maniaquement à des plans impossibles pour effacer l’Ukraine indépendante et souveraine de la surface de la terre. Poutine a lancé une invasion à grande échelle il y a trois ans. Il croyait que l’Ukraine était faible et que l’Occident était corrompu et divisé, et ce fut son erreur fatale.

Les Ukrainiens s’attendent constamment à des attaques à la bombe et à des missiles. Les enfants et les étudiants sont obligés d’étudier à distance ou dans des abris anti-bombes.

La baisse du PIB dépasse les 30%. Nous perdons des amis, enterrons des soldats héroïques, aidons les réfugiés, faisons des dons à l’armée, soutenons les médecins, les ambulanciers, les éducateurs, les artistes, les personnes âgées et handicapées, les sportifs et les enfants, et avons organisé des centaines de tonnes d’aide humanitaire, notamment depuis la France.

Nous avons survécu aux raids aériens, aux bombardements, au froid et à l’obscurité. Les gens survivent grâce aux forces armées ukrainiennes et à l’aide de l’Occident. Aujourd’hui, nos militaires s’entraînent en Europe et sur des terrains d’entraînement en Ukraine. De nouvelles brigades d’assaut sont constituées dans de nombreuses régions. Elles sont équipées d’armes nationales et occidentales modernes. L’Ukraine a créé sa propre flotte de drones, qui présentent déjà des avantages sur le front et en mer, et travaille à l’utilisation efficace de l’intelligence artificielle en temps de guerre.

 

Comment avez-vous été arrêté ? Quelles accusations vous ont été reprochées par les Russes ? Comment se sont passées ces trois années d’emprisonnement ?

Pour moi, c’était inattendu, insidieux et brutal. Cela s’est produit il y a cinq ans à Moscou, près de la prison d’élite de Lefortovo. J’ai été victime d’une opération sophistiquée du FSB et de la trahison de mon ancienne connaissance, qui travaillait pour ce service spécial et est devenue le principal témoin à charge lors d’un faux procès. Le régime du Kremlin m’a accusé d’espionnage pour le compte de l’Ukraine. Le procureur a requis 14 ans de prison. Mon avocat, Mark Fagin (très célèbre, il est aujourd’hui réfugié politique en France) a insisté pour que je sois libéré sans condition du tribunal. Le tribunal a prononcé une peine de 12 ans de prison.

Au cours de la période 2017-2019, le président ukrainien Petro Porochenko a reçu à cinq reprises des assurances de Poutine concernant mon échange. Mais le maître du Kremlin violait constamment les accords. La « Cour suprême » de Russie a laissé le verdict inchangé et j’ai été transféré de la prison d’élite « Lefortovo » vers une colonie de haute sécurité dans la région de Kirov, où se trouvaient autrefois les camps du GOULAG soviétique.

1070 jours terribles dans les prisons russes resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Ce sont les conditions terribles des prisons russes, le froid, le gel, la faim, les conditions insalubres, les cafards et les rats, l’accès limité à l’information et aux personnes, le manque de communication avec la famille et les amis, l’espace fermé de l’isolement cellulaire, la pression constante de l’administration. Pendant ce temps j’ai perdu mon père, il est mort avant mon retour. Mon fils a grandi. J’ai retrouvé ma mère et ma femme avec des cheveux gris, ma fille a reporté son mariage. Les Russes nous ont volé trois ans…

Mon histoire est similaire à celle des citoyens français, l’écrivain et traducteur Yoann Barbereau, qui a réussi à fuir, et le chercheur Laurent Vinatier, toujours détenu, qui ont aussi été emprisonnés en Russie. Un régime autoritaire, sous n’importe quel prétexte, prive les personnes libres de leur liberté afin de les échanger contre des complices politiques et démontrer leur pouvoir. C’est une faiblesse.

Le président Zelensky a réussi à convaincre Poutine de m’échanger, ainsi que 10 prisonniers politiques du Kremlin et 24 marins ukrainiens, contre des criminels de guerre et des propagandistes.

 

Roman Sushchenko avec Petro Porochenko

D’où vient votre engagement politique ? Est-il le fruit de votre incarcération ? De la guerre déclenchée par la Russie ?

Pour moi, il y a deux pays au monde où je ressens particulièrement comme une force de gravité. Il s’agit de mon Ukraine natale, où se trouvent mes racines, et de la France où j’ai travaillé pendant six ans. Les deux pays ont beaucoup en commun : situation géographique, mentalité, culture, histoire, agriculture, industrie, capital humain.

Mais le plus important, ce sont les valeurs humaines. C’est grâce à ces valeurs que j’ai choisi la voie d’un homme politique et du pouvoir politique.  Solidarité Européenne (SE) correspond le mieux à mon idée d’un parti politique patriotique, responsable et tourné vers l’avenir, capable de protéger les valeurs humaines et l’avenir de l’Ukraine. L’emprisonnement, la capture, la guerre, les individus qui travaillent pour l’Ukraine au sein de notre parti, la rhétorique et les actions du leader Petro Porochenko n’ont fait que renforcer mes convictions.

 

Quel est votre regard sur le gouvernement de Zelensky ?

Je suis sceptique quant au gouvernement de Zelensky. L’administration présidentielle gère le gouvernement et le Parlement en Ukraine. Elle nomme et révoque des ministres, parmi des personnes que personne ne connaît, aux compétences douteuses. Malheureusement, la continuité démocratique, civilisée dirais-je, du gouvernement ukrainien a été perdue.

 

L’Ukraine devrait-elle avoir des élections présidentielles, même en temps de guerre ?

Aujourd’hui, la législation ukrainienne interdit la tenue d’élections présidentielles pendant la loi martiale. Cependant, je n’exclus pas que les autorités recherchent une telle opportunité. En général, la majorité de la société ukrainienne, et pas seulement nos militaires qui défendent l’Ukraine, s’opposent aux élections jusqu’à la fin de la guerre.

 

La vie démocratique est-elle suspendue par les exigences de la guerre ou y a t-il une vie démocratique en temps de guerre ?

Les Ukrainiens sont une nation qui a toujours professé des valeurs démocratiques tout au long de son histoire. Bien que l’Ukraine a fait partie à différentes époques de nombreux empires (mongols, russes, austro-hongrois, soviétiques), les Ukrainiens ont conservé à travers les siècles un esprit de liberté et de loyauté envers les meilleures réalisations de l’humanité.

Par conséquent, même pendant la guerre, l’Ukraine reste pour l’instant une démocratie. Il existe cependant des signes d’autoritarisme. Cela se manifeste par l’intransigeance envers l’opposition, la pression sur elle, l’usurpation de l’espace informationnel. Malheureusement, les autorités n’écoutent pas la proposition de « Solidarité européenne » de créer un gouvernement d’union nationale. Dans le même temps, le gouvernement surveille de près l’opinion publique et y réagit rapidement.

 

Vous étiez à Strasbourg pour le 20ème Congrès des Régions de France. Quel bilan en tirez-vous ? Et qu’attendez-vous de ce contrat-cadre signé entre les régions françaises et les oblasts ukrainiens à Strasbourg ?

Je considère la participation de la délégation officielle des régions ukrainiennes comme un événement historique, une étape concrète dans la réforme de la décentralisation et de la restauration de l’Ukraine. Les Ukrainiens qui se sont déplacés à Strasbourg, qui représentaient 9 conseils de différents niveaux, ont été impressionnés par l’hospitalité et la volonté de coopération de leurs collègues français.

L’accord-cadre entre les régions françaises et ukrainiennes constitue la première étape d’une coopération et d’une amitié interrégionales communes. Les régions françaises non seulement promeuvent une nouvelle tendance européenne, font preuve de leadership politique, mais gardent également le rythme, l’allure et la prudence.

Les deux parties professent non seulement des déclarations, mais aussi des actions concrètes qui contribueront à restaurer l’Ukraine, à enrichir nos pays, nos peuples et nos communautés et à devenir de véritables amis pour toujours. J’ai quitté Strasbourg avec un optimisme retenu. J’espère que Mme Carole Delga, présidente de l’Association des Régions françaises, tiendra ses promesses et que la région de Tcherkasy aura une région partenaire en France.

 

Vous avez vécu en France. Que représente la France pour vous ?

J’ai vécu avec ma famille pendant six ans en France. Ce furent les meilleures années de ma vie. J’ai eu l’opportunité de me développer professionnellement, de réaliser des reportages et des enquêtes, d’apprendre et d’enseigner, de partager des connaissances et d’acquérir de nouvelles expériences.

J’aime énormément la culture française, l’histoire, le système éducatif, l’édification de la nation, les idées créatives des autorités, des artistes et des Français dans la vie quotidienne. Je suis extrêmement impressionné par la culture politique et la continuité en France. Une expérience incroyable.

Mes efforts n’ont pas été vains. Le Président de la République française m’a décerné l’Ordre National du Mérite par son décret n°10080E22 du 26 juillet 2022.

 

Êtes-vous optimiste ou inquiet sur une issue proche à la guerre qui ne semble pas en trouver ? Quelles pourraient en être les conditions ?

Depuis ma libération, je suis dans un état d’optimisme prudent. Son caractère repose sur des considérations logiques et pragmatiques. Il ne s’agit pas d’éthique ou de moralité. C’est une question de conditions. Aujourd’hui, il est moins coûteux et plus fiable de remplir ces conditions que de mener plusieurs « opérations militaires spéciales » à travers le monde dans les années à venir.

« Mon plan de paix » est clair et il est partagé tant en Ukraine qu’à l’étranger. Une paix durable en Ukraine et dans le monde sera possible lorsque tous les territoires situés le long des frontières de 1991 seront restitués, lorsque l’Ukraine deviendra membre de l’OTAN ou recevra des garanties de sécurité concrètes et renforcées, lorsque les coupables de la guerre seront punis.

Si ces conditions ne sont pas remplies, les tsars russes et leurs satellites attaqueront à nouveau leurs voisins. Une solution politique consolidée est nécessaire, et elle doit venir de personnes intelligentes et courageuses.

Les armes modernes et les sanctions économiques contribuent à créer les conditions d’une paix durable.

 

Qu’auriez-vous envie de dire aux Européens et particulièrement aux Français qui peuvent douter pour les encourager à vous soutenir ?

Les Ukrainiens sont extrêmement reconnaissants envers les peuples européens, et en particulier envers les Français, pour leur aide et leur soutien considérables, tant au niveau national qu’au niveau régional et simplement humain. L’Ukraine se bat pour les valeurs nées des guerres sanglantes, des souffrances séculaires et des tourments des Européens. L’Ukraine estime que l’Europe, et notamment la France, ne la trahira pas. Les Français ont donné des dirigeants de dimension mondiale. Ce sont des hommes politiques charismatiques bien connus, des commandants militaires talentueux, des artistes, des réalisateurs, des stars qui ont été rendus tels par leur propre nation. Et le monde entier l’a reconnu. Je suis convaincu que les élites françaises disposent sans aucun doute de suffisamment d’intelligence et de ressources pour continuer à aider l’Ukraine.

 

Propos recueillis par Géorgia Sarre-Hector et Michel Taube

 

Directeur de la publication