La chronique de Patrick Pilcer
17H08 - lundi 7 avril 2025

« Salariés expérimentés » : enfin la reconnaissance ? Bien sûr, mais il faut des actes. La chronique de Patrick Pilcer

 

En ce début avril, le gouvernement lance une « grande initiative pour la valorisation des salariés expérimentés », portée avec force et vigueur par Astrid Panosyan, ministre chargée du Travail. Une bonne nouvelle ? Sans aucun doute. Une réponse suffisante à une réalité sociale, économique et humaine trop longtemps ignorée ? Pas encore.

Applaudissons des deux mains, mais ne nous contentons pas de saluer l’intention : le sujet est trop grave, trop ancien, et trop urgent pour qu’on s’arrête à une conférence de presse, une grande réunion avec syndicats, journalistes et ministres, et à quelques engagements généraux.

En vérité, ce n’est pas d’une initiative qu’on a besoin. C’est d’un changement de logiciel, d’une rupture nette avec un modèle où, en France, passé 50 ans, vous êtes considéré comme un poids, un risque, voire un problème.

Il est temps de dire les choses clairement : la France souffre d’un paradoxe mortifère. Elle a besoin de compétences, elle manque de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, mais elle continue de mettre à l’écart, à bas bruit, des milliers de professionnels de 50 ans et plus, souvent au sommet de leur expérience. On leur ferme les portes de l’embauche. On les pousse vers la sortie sous couvert de rupture conventionnelle. On les stigmatise comme « trop chers », « plus lents », ou « inadaptés aux nouveaux outils ».

 

Le scandale silencieux de l’âge

Aujourd’hui, en entreprise, il est encore courant d’entendre, à voix basse :
– “Il est trop senior pour ce poste”
– “On cherche un profil plus dynamique”
– “Avec son ancienneté, il va coûter cher”

Le grand sage malien Amadou Hampaté Ba disait « un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Et bien un senior qui doit quitter trop tôt une entreprise, c’est tout un pan de l’histoire de la société qui part en fumée.

Autrement dit, on écarte trop facilement ceux qui savent, au profit de ceux qui coûtent moins.
Même les DRH des grands groupes, souvent les premiers à signer les « chartes inclusion & diversité », participent à ce jeu hypocrite. On licencie les quinquas en plan de départ volontaire, puis on recrute des juniors en CDD via une plateforme.

Les cabinets de recrutement ? Ils trient les CV par âge. Les algorithmes d’IA intégrés aux process RH ? Ils filtrent les +50 ans sans même qu’un humain n’ait lu une ligne.
Et tout cela dans le silence assourdissant des syndicats patronaux.

Pourtant l’expérience, c’est ce qui fait gagner un pays

Une société qui refuse l’expérience se condamne à répéter ses erreurs, perdre son temps et gaspiller ses ressources.

Dans une PME industrielle, un salarié de 59 ans n’est pas “en fin de parcours”. Il est celui qui connaît l’historique des machines, forme les jeunes, évite les pertes. Mais cela, les comptables ne le mesurent pas dans les tableaux Excel. Et c’est pour ça que la politique doit intervenir.

 

La lucidité du constat ne suffit plus

Le lancement de cette initiative est une bonne chose. Il brise un tabou. Il remet le sujet sur la table des politiques publiques. Il engage les partenaires sociaux, les entreprises, les branches professionnelles. On y parle de lutte contre les discriminations à l’embauche, d’accompagnement des transitions de carrière, d’accès à la formation.

Mais soyons lucides : les rapports, les diagnostics, les chartes d’engagement, nous les connaissons par cœur. Il y en a eu en 2005, en 2010, en 2017… Et pourtant, la situation continue de se dégrader. Selon France Stratégie, le taux d’emploi des 55–64 ans en France est inférieur à la moyenne européenne. Et parmi ceux qui perdent leur emploi après 50 ans, un sur deux ne retrouvera jamais de poste stable.

Alors oui, cette initiative a au moins le mérite de nommer le problème. Mais elle n’aura de valeur que si elle se traduit par des mesures concrètes, visibles et vérifiables, à court et moyen terme.

 

Valoriser l’expérience : ça commence dans les entreprises

Albert Einstein disait très justement : « la connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information ».

Le gouvernement peut impulser, mais c’est dans les entreprises que tout se joue. Aujourd’hui, trop de DRH continuent à raisonner en court-termistes : un salarié expérimenté, c’est plus de salaire, plus de congés, potentiellement plus de revendications. Le réflexe pavlovien est de privilégier la jeunesse, la malléabilité, le « potentiel ».

Il faut changer ce logiciel. L’expérience, ce n’est pas le passé, c’est une productivité immédiate, une capacité à transmettre, un gain de temps pour les équipes. Un bon commercial de 60 ans connaît ses clients par cœur. Un bon cadre financier senior sait anticiper les erreurs. Un bon contremaître expérimenté sécurise toute une ligne de production.

Valoriser les expérimentés, ce n’est pas une faveur, un accompagnement bienveillant des plus âgés, un acte de charité. C’est un levier de performance. Et si les entreprises ne le comprennent pas par elles-mêmes, alors il faut introduire des mécanismes incitatifs : bonus à l’embauche après 55 ans, exonérations ciblées, suivi public des pratiques de gestion des âges.

 

Le vrai test politique de cette initiative

On saura si cette initiative est sérieuse le jour où elle sera impopulaire auprès de certains grands patrons. Le jour où ces grands patrons, qui ont souvent plus de 60 ans, arrêteront de suivre benoitement les recommandations des cabinets de conseils américains pour prendre en compte la réalité de leur entreprise. Le jour où elle bousculera vraiment les habitudes. Le jour où un gouvernement osera dire : “Non, vous ne pouvez pas vous débarrasser de vos seniors comme on change de fournisseur.” Car, comme toujours, si on se contente de belles déclarations, alors cette initiative ne sera qu’une opération cosmétique de plus.

 

Une question de société : comment voulons-nous vieillir dans le travail ?

Cette initiative est aussi un test politique. Elle dira si notre pays est capable de repenser sa vision du travail, de la place de chacun dans le cycle professionnel. Car ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement l’économie, c’est la dignité.

Faut-il considérer que passé 50 ans, on est bon à jeter ? À indemniser sans avenir ? À marginaliser parce que les algorithmes des cabinets de recrutement ont décidé que « senior = problème » ?

La réponse à cette question dira beaucoup de ce que nous voulons construire comme société. Une société de flux, d’usure, de rupture ? Ou une société de transmission, d’équilibre et de réciprocité entre les générations ?

Que transmettons réellement aux jeunes salariés lorsqu’ils s’aperçoivent qu’on placardise les plus de 50 ans, qu’on ne les considère plus ? N’est-ce pas là l’une des clés de compréhension du désamour entre les jeunes et la « carrière », de leur mal-être en entreprise ?

Dans ce domaine comme dans tous les autres, il nous faut réécrire notre Pacte Social, et cette réécriture ne peut qu’être inclusive des « expérimentés ».

 

Donner un prix à l’expérience, c’est investir dans l’avenir

Reconnaître les salariés expérimentés, ce n’est pas une question de compassion. C’est un choix stratégique, un investissement rentable, un signal de maturité.

Mais pour que cette initiative ne soit pas une opération de communication de plus, il faudra du courage politique, des engagements chiffrés, des moyens, un pilotage réel. Il faudra faire remonter les bonnes pratiques, sanctionner les abus, mesurer les résultats.

On peut saluer les intentions. Mais ce pays a-t-il besoin d’intentions. Il a besoin d’actes.
Et ceux qui, à 55, 60 ou 62 ans, veulent encore travailler, transmettre, produire, méritent mieux que des formules : ils méritent une place pleine et entière.

Astrid Panosyan s’est emparé de ce sujet depuis longtemps, cela lui tient à cœur, on la comprend et on ne peut que soutenir son initiative. Faisons lui confiance pour que ce ne soit pas une nouvelle fois des mots sur des maux…

 

Patrick Pilcer
Président de Pilcer & Associés, conseil et expert sur les marchés financiers

Président de Pilcer & Associés, conseil et expert sur les marchés financiers
Patrick Pilcer, Président de Pilcer & Associés, conseil et expert sur les marchés financiers