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22H35 - dimanche 30 juillet 2023

Hommage à Alexandre Adler : la culture et l’histoire

 

Copyright Nadine Dewit

Il n’était pas le plus connu des intellectuels français, même si la pertinence de ses analyses, en matière de géopolitique notamment, témoigna toujours d’une remarquable connaissance des dossiers qu’il traitait, et ceux, en particulier, liés à l’ancien bloc soviétique. Ses origines juives (bien qu’elles s’inscrivirent dans un contexte familial résolument laïque), allemande et russe par sa mère, et tchèque par son père, l’y aidèrent, par ailleurs, considérablement. Il n’était pas, non plus, le plus médiatisé des intellectuels parisiens, même si, souvent amené à dépasser les traditionnels clivages politico-idéologiques, jusqu’à parfois, au fil de ces contradictions seulement apparentes, déconcerter son public ou susciter la polémique (il fut tour à tour, au gré des circonstances, communiste, socialiste, mitterrandien, chiraquien, sarkoziste, atlantiste, « pro Bush » ou « pro Obama »), il travailla, moyennant de non moins brillantes chroniques, pour de nombreux journaux, radios et télévisions, y occupant même souvent les plus hautes fonctions au sein de leur rédaction.

 

La complexité d’un grand esprit, libre et érudit

Une explication, peut-être, à cet incompréhensible et injuste sort : Alexandre Adler, qui vient de nous quitter ce 18 juillet 2023, à l’âge de 72 ans, était un esprit trop indépendant, libre, grand et cultivé, trop complexe et nuancé aussi, pour que l’étriqué conformisme ambiant, ce manichéisme tout germanopratin plus spécifiquement encore, ne parvienne à l’affubler de ces étiquettes, mesquines et dérisoires, dont on ne sait si c’est l’étroitesse du jugement ou la médiocrité de ses auteurs qui est le plus à blâmer !

Il est vrai que cet éminent normalien et agrégé d’histoire, notoire franc-maçon et détenteur de très prestigieuses distinctions (dont celles de « chevalier de la Légion d’Honneur » et « officier de l’Ordre national du Mérite »), mais dont, surtout, l’érudition n’avait d’égale que la générosité, cumulait, tant sur le plan professionnel qu’intellectuel, les casquettes : journaliste, éditorialiste, essayiste et donc, principalement, historien.

 

La fin d’un monde

Et, de fait, c’est à l’occasion de la publication de l’un de ses meilleurs livres, intitulé « J’ai vu finir le monde ancien », que j’ai rencontré, pour la première fois, Alexandre Adler, qui, du reste, était alors l’excellent et très écouté directeur de l’un des plus importants hebdomadaires de géopolitique du monde moderne et contemporain, « Courrier International ».

Cette intéressante, féconde et belle rencontre, à tous points de vue, tant sur le plan intellectuel qu’humain, se passa, dans un des petits bureaux des très parisiennes Editions Grasset (où officiaient, encore très puissants en ce petit cercle, Bernard-Henri Lévy et Jean-Paul Enthoven), le 11 septembre 2002, soit, date éminemment symbolique, un an, tout juste, après l’abominable attentat terroriste, perpétré, le 11 septembre 2001 à New York, contre les tours jumelles du « World Trade Center ».

 

Bibliothèque du temps présent

De cette intense et prolifique conversation avec le cher Alexandre Adler naquit, par ailleurs, un long et passionnant dialogue, sous forme quasi socratique, que je me fis un loyal et juste devoir moral, par la suite, d’insérer, aux intemporels yeux de la postérité, dans un de mes propres livres, « Bibliothèque du temps présent – 70 entretiens littéraires et philosophiques » (Editions Le Phare, Luxembourg, 2005), où figurent également, à ses côtés, quelques-uns des plus grands noms de l’intelligentsia française et autre (dont, par ordre alphabétique et sans être ici exhaustif, Jacques Attali, Elisabeth Badinter, Hélène Carrère d’Encausse, André Comte-Sponville, Jean Daniel, Régis Debray, Régine Deforges, Michel Déon, Jean d’Ormesson, Jean Dutourd, Luc Ferry, Marc Fumaroli, Max Gallo, Franz-Olivier Giesbert, Françoise Giroud, André Glucksmann, Gisèle Halimi, Marek Halter, Nancy Huston, Jean-François Kahn, Julia Kristeva, Philippe Labro, Amin Maalouf, Claudio Magris, Alain Minc, Yann Moix, Michel Onfray, Jean-François Revel, Alain Robbe-Grillet, Jean-Marie Rouart, Jean-Christophe Rufin, Eric-Emmanuel Schmitt, Michel Serres, Philippe Sollers, Tzvetan Todorov…).

 

La barbarie islamiste contre la civilisation occidentale

Je me souviens, en particulier, de l’entrée en matière, particulièrement riche d’enseignements philosophique comme de leçons historiques, mais aussi sur les plans sociologiques, psychologiques, linguistiques et théologiques, de ce fameux, précieux et fructueux entretien.

La première question que je lui adressai alors fut, en effet, celle-ci : « Vous écrivez, dès les premières lignes de votre dernier ouvrage, « J’ai vu finir le monde ancien », ces mots, emplis de sens tragique : « Oui, ce fut bien une apocalypse, au sens originaire, grec, de l’expression, une ‘révélation’ de notre monde, que ce terrible spectacle du 11 septembre 2001. Qu’entendez-vous, d’un point de vue politique et non seulement étymologique, par là ? »

Et l’amical, attentif et bienveillant Alexandre Adler, toujours remarquablement bien documenté, au faîte de son immense savoir, de me répondre aussitôt, d’une voix claire et limpide, quoique l’attitude toujours humble, réfléchie et pensive, et le regard encore ému, comme le démontre infailliblement cette photo prise lors de ce même entretien (ce cliché est l’œuvre de ma femme, Nadine Dewit, qui m’accompagnait ce jour-là), par cette bouleversante, inconcevable tragédie humaine : « L’Apocalypse de Saint Jean, c’est, bien sûr, la révélation d’un destin de l’humanité. Mais c’est aussi l’annonce de la fin du monde, ainsi que du jugement dernier. Et le monde, dans cette gigantesque explosion, dans cette soudaine et énorme déflagration, comme à échelle planétaire et remplie de conséquences dont on ne peut encore estimer les véritables et catastrophiques conséquences, a eu le sentiment, avec les attentats du 11 septembre, crime perpétré par le terrorisme islamiste d’Oussama ben Laden, flanqué là de ses tout aussi fanatiques affidés, que tout était effectivement en train de se jouer, que le monde entier était rassemblé là, autour des deux tours jumelles de Manhattan, comme sur une tête d’épingle. Bien plus : que, dans cette espèce d’orage incroyable, qui éclairait comme en plein jour cette nuit striée de cris barbares, c’était l’ensemble des rapports de ce nouveau monde, dans lequel nous étions alors en train d’entrer aussi violemment, qui se constituait là sous nos yeux. Exactement comme si, sous ces éclairs, tout y devenait, tout à coup, enfin visible, dramatiquement (…) : une épreuve terrible, une attaque dirigée contre le cœur même de notre civilisation ! »

 

Sagesse, lucidité et vigilance

Paroles tragiquement lucides, à méditer impérativement certes, que celles prononcées ici, en ce constat en forme de mise en garde, par le docte et vigilant Alexandre Adler ! 

Reste à espérer, maintenant que ce sage et fraternel ami a quitté ce bas monde pour s’en aller rejoindre un hypothétique au-delà, qu’elles ne restent pas, elles aussi, lettres mortes !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER

Philosophe, écrivain, auteur, notamment, de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » (Presses Universitaires de France), « Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo (Editions L’Âge d’Homme), « Lord Byron » (Gallimard-Folio Biographies), « Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle » (Editions du Rocher), directeur des ouvrages collectifs « Penser Salman Rushdie » (Editions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès) et « Repenser le rôle de l’intellectuel » (Editions de l’Aube).

 

 

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