Opinion Afriques
05H19 - lundi 2 octobre 2023

Coups d’Etat propres et populaires en Afrique. L’analyse de Paul Kananura

 

L’accueil des coups d’Etat par des liesses populaires dénote la faillite de la démocratie exportée et imposée en Afrique par l’Occident comme seule norme de gouvernance. Des milliers de jeunes ont applaudi la chute des régimes incompétents en saluant l’arrivée des militaires au pouvoir, pour résoudre les problèmes cruciaux des pays. Après des coups d’Etat assistés et sanglants des années 1960-90, nous assistons à une nouvelle génération des coups fatals propres, sans effusion de sang, conduits par de jeunes officiers doués d’intelligence stratégique. Aux yeux des populations et des panafricanistes, les nouvelles autorités en treillis sont devenues des héros des transitions vers une véritable souveraineté. Il est temps de se poser de profondes questions sur les causes de ces changements militaires, afin d’en acter le processus et d’en définir les principes de réussite au service des intérêts de toute la société et de la nation.

 

La faute à la démocratie occidentale !

La démocratie n’a pas su répondre aux besoins de paix et de développement des peuples africains ni prévenir les coups d’Etat. Ces derniers se déroulaient sans effusion de sang et ils sont salués par un grand nombre des populations. Dans son analyse du 17 août 2023 sur le Coup d’Etat au Niger, la diplomate Aïchatou Mindaoudou présente « la démocratie comme un régime caractérisé par la manipulation des votes, la corruption, le népotisme, le clientélisme politique, les passe-droits et l’impunité dont la justice est soumise aux ordres ». Soudan (avril 2019), Mali (août 2020), Tchad (avril 2021), Guinée (septembre 2021), Burkina Faso (janvier 2022), Niger (juillet 2023) et Gabon (août 2023),… de Conakry à Khartoum, le Sahel est traversé par le tremblement politique qui fait tomber des régimes mal aimés depuis 2019. Libreville ouvre la « Balle au Général » au Centre qui fait trembler les palais bien gardés, surtout que les deux derniers coups de force sont à l’initiative des commandants de la garde prétorienne de la présidence. La peur d’imitations provoque des insomnies des patrons qui veillent au moindre bruit.

Le système démocratique à l’Occidental est corrompu et se résume à des élections qui permettent de maintenir des régimes en place avec son cortège de clientélisme, de népotisme, d’impunité et d’injustice. Donc l’expression de « démocratiquement élu » n’a pas de sens populaire en Afrique. Elle rappelle plutôt la tutelle politique extérieure que la jeunesse africaine rejette massivement et les dirigeants concernés ne veulent plus, car c’est une situation humiliante. Cette jeunesse considère plutôt que ces régimes sont soumis à des intérêts étrangers et ne répondaient pas aux besoins des populations. L’absence de sanctions contre les révisions constitutionnelles visant à instaurer les « troisièmes mandats » de la part des organisations africaines et internationales, conforte ce sentiment. A l’Assemblée générale de l’ONU, le Colonel Mamadi Doumbouya, Président de la Transition de la République de  Guinée, a distillé certaines vérités à la communauté internationale, notamment que « les condamnations systématiques des coups d’État militaires ne sont pas une solution ». Pour lui, « l’Afrique souffre d’un modèle de gouvernance qui nous a été imposé, un modèle certes bon et efficace pour l’Occident qui l’a conçu au fil de son histoire, mais qui a du mal à passer et à s’adapter à notre réalité ». Les nouvelles autorités militaires ont une vision qui se rapproche de celle de la jeunesse africaine et de certains intellectuels africains qui se demandent de plus en plus si la démocratie, telle qu’importée de l’Occident, est réellement compatible avec les cultures africaines dont les valeurs sont, en réalité, profondément démocratiques, humanistes et hospitalières.

La jeunesse africaine, par ailleurs très connectée, s’inscrit massivement dans des perspectives panafricaines d’indépendance politique, de souveraineté économique et d’autonomie stratégique. Cette vision est difficilement envisageable sans une rupture générationnelle et/ou institutionnelle. L’alternance, au sommet de l’État, est jusque-là empêchée par des processus démocratiques avariés. L’absence de renouvellement et de rajeunissement des classes politiques explique en partie le soutien populaire des Coups d’Etat militaires qui portent à la magistrature suprême, des hommes sportifs qui tranchent avec la gérontocratie politique. Le désir d’alternance au pouvoir est plus fort en Afrique, où la très grande majorité des politiques ont plus de 60 ans alors que la majorité des électeurs ont moins de 30 ans. « Si les évènements politiques de ces trois dernières années ont surpris la plupart des analystes, ils étaient prévisibles, tant les frustrations sont grandes, sous l’effet conjugué de la pauvreté et de la précarité de la population, de la mal gouvernance, du pillage des ressources par une partie des élites et, dans certains cas, la montée de l’insécurité liée aux attaques par les groupes armés ou djihadistes. Ils pourraient constituer un message fort à l’endroit des élites, tant africaines qu’étrangères, et offrir une opportunité pour l’établissement d’un nouveau contrat social entre les dirigeants et les citoyens. Ce contrat social devrait se matérialiser à travers des processus politiques véritablement transparents, inclusifs et équitables et une exigence de redevabilité vis-à-vis des citoyens », Jean-Luc Stalon (septembre 2023).

 

Les raisons des ruptures des processus démocratiques au Mali, au Burkina Faso et au Niger par les militaires :

 

Raisons de l’intrusion des militaires dans la sphère politique

Burkina Faso

Mali

Niger

Raisons politiques (gouvernance)

Non-respect des engagements politiques

Démocratie fragile

Elections contestées

Démocratie fragile

 

Démocratie fragile

Absence de sanctions contre les révisions constitutionnelles visant à instaurer les « troisièmes mandats » de la part des organisations africaines et internationales.

Raisons sécuritaires 

Crise sécuritaire

Crise sécuritaire

Montée de l’insécurité

Raisons économiques

Mauvaise gouvernance

Scandales de corruption

Corruption

Dégradation des perspectives économiques

Raisons géopolitiques

Dénonciation du manque de résultat des forces françaises

Rejet des ingérences politiques extérieures

Armée française agissant comme en territoire conquis

Rejet des ingérences politiques extérieures

Manque de résultat des forces onusiennes

Présences militaires extérieures

 

Rejet des ingérences politiques extérieures

Source : Communication du Dr Poussi Sawadogo, Ambassadeur/Directeur Général de l’INHEI/Burkina Faso au Forum International Afrique-Europe de Madrid, septembre 2023 (conçu par l’auteur sur la base de l’exploitation des sources écrites).

Ce tableau résume bien les problématiques de la « démocratie fragile », qui justifient l’intrusion des militaires dans la sphère politique. Les situations favorables à la promotion des  coups d’État prolifèrent en Afrique. « Les Forces de Défense et de Sécurité de notre pays ont pris leurs responsabilités en refusant le coup d’Etat électoral qui venait d’être annoncé par le Centre Gabonais des Élections à la suite d’un processus électoral outrageusement biaisé…. Les forces de défense et de sécurité avaient un double choix : soit tuer des Gabonais qui auraient légitimement manifesté, soit mettre fin à un processus électoral pipé, dont les conditions du déroulement ne permettaient d’ailleurs pas l’expression démocratique » (Allocution d’investiture de Son Excellence Général de Brigade Brice Clotaire Oligui Nguema, Président de la Transition). Le coup d’Etat gabonais est un cas d’école qu’on enseignera dans les grandes écoles militaires et stratégiques. Il a été bien pensé, puis soigneusement préparé et mené par un haut gradé très expérimenté en matière de haute fonction de l’Etat. Au lendemain du coup de force, tout le monde a repris le travail comme si rien ne s’est passé et son auteur a commencé à recevoir les forces vives de la nation avec un programme précis pour chaque corps social. A la prestation de serment du Président de la Transition, le gouvernement déchu au complet était assis au premier rang protocolaire. Le coup d’Etat a été très propre et populaire de façon que, même le Président déchu propose ses services aux nouvelles autorités, pour aider à la bonne marche de la transition. C’est une première en Afrique qui augure une bonne perspective de réconciliation nationale.

 

La justification des coups de force par la faillite sécuritaire et la gabegie économique

Les militaires prennent l’assaut des palais présidentiels sur le terreau fertile d’insécurité généralisée, de pauvreté extrême, de corruption, de violence politique, de népotisme…. Les valeurs qui font l’essence même de la nation sont bafouées, malmenées par des régimes qui ne voient que leurs propres intérêts. Dans ce cas, l’armée se voit obligée de mettre un terme à cette spirale d’insécurité et d’injustice sociale pour changer les choses et ouvrir la voie vers un avenir meilleur.

Le premier défi sécuritaire est le terrorisme qui est une technique asymétrique de violence extrême. On déclare la guerre à un ennemi identifié, pas à un mode opératoire. L’émergence des groupes terroristes internationaux qui perturbent la quiétude des populations locales et déstabilisent les pays, est le vecteur de la nouvelle stratégie économique de pillage des ressources rares et stratégiques. L’indifférence de la communauté internationale ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Les souffrances des peuples africains ne sont pas moins importantes, pas moins réelles que celles des autres, au même titre que celles des  Ukrainiens par exemple. Ces peuples ont besoin de l’engagement international sincère et de la présence militaire étrangère pour assurer la sécurité et le développement. L’Afrique a besoin des partenaires qui renforcent sa résilience sécuritaire et économique pour assurer son développement vivable et la paix.

L’incapacité des partenaires internationaux à aider les Etats sahéliens à retrouver la stabilité et la sécurité n’est pas étrangère aux coups d’Etat au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Pour illustration, le Président Goita du Mali dit ceci: « Convaincus que la restauration de la paix, de la stabilité et de la sécurité est la pierre angulaire de tout-développement, nous avons décidé d’assumer pleinement notre responsabilité première, qui est de protéger nos populations et de défendre l’intégrité de notre territoire. Ce choix stratégique intervient après une décennie de présence des forces internationales sans résultat tangible et dont le chemin consistait à entretenir la maintenance de notre territoire et à nous maintenir dans la dépendance »[1]. Pour le Président Ibrahim Traoré du Burkina Faso, « la collaboration avec les armées étrangères n’a pas été sincère et le régime de la transition a décidé de privilégier une solution endogène »[2].

L’opinion publique sahélienne pense que les puissances poursuivent leurs objectifs géostratégiques de mettre la main sur les ressources minières de la région, sous prétexte de lutte antiterroriste. C’est dans cet esprit que les autorités militaires prenaient les décisions de compter sur leurs propres forces pour combattre les djihadistes. « Tirant leçon des antagonismes dans le différend russo-ukrainien et profitant de la montée des BRICS, les dirigeants militaires et les peuples à majorité jeune rejettent la présence militaire occidentale au Sahel qui poursuit des ambitions géopolitiques en contradiction avec les intérêts nationaux et proposent l’alternative de la diversification des partenariats. Il s’agit pour certains analystes d’une expression de souverainisme au relent panafricaniste » (Dr Poussi Sawadogo, 2023). La création de l’« Alliance des Etats du Sahel » (Burkina Faso, Mali et Niger) par la signature de la Charte du Liptako-Gourma, zone dite des trois frontières entre ces pays signataires, épouse cette philosophie du souverainisme sécuritaire dans la lutte contre le terrorisme et les menaces asymétriques, et rend automatiquement caduque le « G5-Sahel », crée en 2014 sous l’inspiration de la France.

Le système de gouvernance des pays africains basé sur l’exploitation et la prédation des ressources publiques et naturelles n’est plus en phase avec l’aspiration de mieux-être des peuples. La marginalisation socio-politique et la paupérisation des populations, qui tranchent avec l’opulence des dirigeants, expliquent le soutien populaire des coups d’État dans l’espoir d’améliorer leur situation. Le pouvoir militaire fait le mieux possible pour répondre aux exigences des populations pour donner à tous, des raisons d’espérer à une vie meilleure. Toutefois, la multiplication des revendications, dans un contexte des sanctions inhumaines et injustes, risque d’être un frein pour la bonne marche de la transition.

La jeunesse africaine refuse la résignation des dirigeants africains qui privilégient des intérêts étrangers. Le patriotisme économique affiché par les nouveaux dirigeants militaires, avec les perspectives de transformation des matières premières sur place, séduit les populations jeunes en quête du travail et qui voient de mauvais œil l’évaporation des bénéfices du sous-sol vers les pays d’origine des multinationales. Le changement des codes du travail et d’investissement au Gabon, promu par les nouvelles autorités, répond à cette préoccupation nationale. Il est temps d’investir massivement dans l’industrialisation des pays. C’est l’essence et le sens des partenariats désirables.

« La politique et l’administration dans un pays, sont des domaines de souveraineté nationale, le dire n’est nullement de la xénophobie » (Allocution d’investiture de Son Excellence Général de Brigade Brice Clotaire Oligui Nguema, Président de la Transition). L’inflexibilité des nouveaux dirigeants militaires, à l’égard de certains principes, a fini par forcer l’estime, le respect et l’admiration de la majorité des Africains qui les reconnaissent aisément l’esprit de résistance et de dignité africaine. La dignité d’un peuple se conquiert et ne s’achète jamais ; et les militaires l’ont bien compris que l’estime, même celle des adversaires, se mérite et ne récompense pas la servilité. Toute personnalité qui refuse le sens commun, obtient sa reconnaissance même à titre posthume. L’intégrité et l’honnêteté forment le nouveau slogan des autorités militaires pour fonder le nouveau contrat social entre les élites et la population.

 

La légitimité des autorités issues des coups d’Etat en débat

Sans entrer dans les querelles et débats philosophiques, politiques et juridiques interminables sur la légitimité du pouvoir, il faut s’accorder sur deux principes de légitimité des gouvernements de John Langshaw Austin : la « légitimité électorale » et le « nouvel ordre légal ». Ce dernier est mis en place dans des cas exceptionnels dont les coups d’Etat institutionnels ou militaires font partie. Quand les autorités militaires parviennent à mettre fin à un régime pour imposer un « nouvel ordre », elles deviennent de facto légitimes, car leurs actes s’appliquent à tous. Le régime déchu cesse aussitôt à être légal ni légitime. Il faut tourner la page quand l’armée a réussi son coup. La question de légitimité du gouvernement ne se pose plus. C’est un fait : le « nouvel ordre légal » met en place des chartes de transition qui régit les institutions et les lois. Une ferveur populaire pour soutenir un coup d’Etat détermine son acceptabilité et fonde la légitimité de ses institutions transitoires. Cette conception considère l’action militaire salvatrice en fonction des besoins à satisfaire et de nouveaux enjeux auxquels est confrontée la société. Ces besoins des citoyens traduisent leur aspiration à obtenir plus de sûreté personnelle, plus de sécurité collective et plus de partage des richesses nationales que les régimes déchus n’ont pas pu satisfaire. Ces attentes à combler soulignent d’ailleurs l’importance du soutien massif de jeunes désireux de changements qualitatifs et de lendemains prometteurs. Dans cette optique, les militaires sont perçus comme des acteurs capables d’apporter à la gestion de la chose publique la cohérence propre à maintenir et à renforcer la cohésion nationale. Il s’agit de restaurer, dans le cadre de la refondation des institutions, le culte de l’intérêt collectif, avec un Etat qui redevient stratège dans ses missions régulatrices de la société et protectrice de la nation.

Avec un coup d’Etat, nous sommes dans un état de fait performatif de gouvernance. On ne réveille pas les énergies uniquement par voie électorale. L’expression de la volonté populaire s’impose autant. La suspension ou la dissolution des institutions participe au processus d’affirmation du « nouvel ordre légal » qui fonde la légalité du nouveau gouvernement. C’est l’application de ses actes qui confère le caractère légitime. Tout acte contraire n’est plus légal. En plus de la légalité de fait, les nouvelles autorités militaires sont en communion avec leurs peuples. Cela confère une légitimité populaire, car le pouvoir appartient au peuple en quête de justice, de démocratie et de respect des droits humains. Donc, le « nouvel ordre légal » et la « légitimité populaire » confèrent aux nouvelles autorités de la transition, un pouvoir de lois incontestable sur le plan normatif, doctrinal et juridique. Dès que le pouvoir a, de facto, changé de mains, il est sage de respecter la volonté populaire. La tentative de Coup d’Etat et de déstabilisation du 26 septembre 2023 contre le Président de la Transition du Faso, le Capitaine Ibrahim Traoré, a avortée grâce à une forte et extraordinaire mobilisation du peuple burkinabé dans tout le pays. La « légalité impopulaire » d’un régime déchu est difficile à défendre face à la « légitimité populaire » d’un pouvoir issu d’un coup d’Etat.

 

La France à l’épreuve des coups d’Etats dans l’espace francophone !

La France se retrouve dans une position très délicate en Afrique, où elle doit faire attention à toute déclaration politique et diplomatique. La convocation et la médiatisation du Conseil de Défense sont des attitudes d’un autre âge qui ne passent plus aux yeux de la jeunesse africaine. Le ping-pong verbal entre la France et le Niger sort des règles élémentaires de l’art diplomatique. Pour l’Ancien Premier Ministre et diplomate Dominique de Villepin, « la France fonctionne très à l’ancienne et pêche par une profonde méconnaissance des nouvelles réalités africaines d’une jeunesse très connectée. Il considère qu’il faut maintenir des canaux de discussion pour se comprendre sur certaines choses et trouver les moyens d’avancer pour éviter la politique du pire » (11 septembre 2023 sur Franceinfo). La suspension des mobilités étudiantes et artistiques avec le Niger, le Mali et le Burkina Faso ne va pas augmenter la cote française en Afrique. L’Ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, considère que « la suspension de visas avec le Niger, Mali et Burkina Faso est une mesure scandaleuse et aberrante qui porte atteinte à l’image de la France. Ce n’est pas parce que c’est l’Afrique qu’on doit traiter plus mal ses artistes et les ressortissants de ces pays-là ».

La politique et la diplomatie françaises sont prisonnières du passé et des réseaux obscurs qui ne permettaient pas d’anticiper des changements stratégiques et de mentalités en Afrique francophones. Nous avons des acteurs en décalage avec des événements qui se produisaient sur le continent ; et cela met la France en posture de réaction au lieu d’agir sur des situations de ruptures politiques, diplomatiques et institutionnelles. L’Afrique de « Papa » est définitivement terminée et le paragrammatisme diplomatique américain l’a bien saisi pour se positionner intelligemment. En marge de l’Assemblée générale de l’ONU, les Américains ont tenté d’infléchir la position des pays membres de la CEDEAO sur le Niger. C’est une diplomatie de bon sens que nous saluons. Toutefois, les Etats-Unis s’opposent aux « généraux qui renversent la volonté du peuple et qui mettent leurs propres ambitions au-dessus de l’Etat de droit » en Afrique, a affirmé le Secrétaire à la Défense Lloyd Austin, le 27 septembre 2023 à Luanda, dans un discours sur les partenariats de sécurité des Etats-Unis en Afrique. « La succession de coups d’État en Afrique de l’Ouest et Centrale manifeste un changement de cycle qui dépasse la perte d’influence française, due à beaucoup de maladresses et d’aveuglement. Il est temps de revenir à la méthode stratégique » (La Vigie n°224 du 6 septembre 2023) et de repenser la profondeur de la politique africaine de la France. Il est nécessaire de mettre fin à une certaine insincérité de la politique et de la diplomatie française, coutumière du double langage et de la pratique du deux poids deux mesures, notamment en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme.

Le coup d’Etat au Gabon amenuisait la justification d’intervenir au Niger pour les mêmes effets. Vouloir persister dans cette logique guerrière serait une erreur stratégique fatale pour les promoteurs. Il sera très difficile de faire avaler cette pilule de deux poids, deux mesures aux peuples africains, déjà majoritairement hostile à cette intervention. La manifestation de soutien et de solidarité au peuple nigérien a rassemblé plus de 200 Nigériens de la diaspora et des amis du Niger pour une marche de la Bastille vers la Place de la République, le 9 septembre 2023 à Paris. Le mot d’ordre de cette manifestation, validé par consensus au sein de la diaspora, se résumait en deux points : demande la levée immédiate des sanctions inhumaines de la CEDEO et de l’UEMOA d’une part ; et d’autre part, marquer une opposition ferme à toute intervention militaire au Niger. La France d’en haut aurait un intérêt à écouter cette France d’en bas en renonçant à soutenir une expédition punitive de la CEDEAO, surtout que les peuples de cette organisation sous-régionale sont majoritairement contre une intervention au Niger. Dans une note du 15 septembre 2023, le parti politique du Président déchu Bazoum s’est opposé à une intervention militaire dans son pays et a exhorté ses militants à rester unis pour une sortie de crise honorable. Au nom de quoi, les promoteurs de l’intervention vont justifier leur projet. Les peuples africains gardaient en mémoire les conséquences catastrophiques d’une intervention en Libye, qui a provoqué l’expansion du terrorisme international en Afrique et la déstabilisation du Sahel. Les Libyens ont été fortement encouragés et assistés pour se débarrasser du régime de Kadhafi et installer la démocratie. Le résultat final en est l’anarchie avec l’installation du djihad et du terrorisme, la dislocation du pays en trois régions (Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan) et le chaos institutionnel avec deux gouvernements, deux parlements et une dizaine des milices armées. Les autorités militaires ont bien saisi le sens du « phénomène sahélien de la « diplomatie des peuples » en lieu et place de la « diplomatie des tiroirs » pour libérer l’Afrique » (Amb. Dieudonné Ndabarushimana, 2023). Le véritable combat de la CEDEAO est de défendre le Niger face à la menace des djihadistes et non d’intervenir contre son peuple qui est déjà le grand perdant de toutes manœuvres et sanctions. La confrontation militaire provoquera des vagues politiques en Afrique.

Les prises de position diplomatiques à géométrie variable, les grands écarts de langage et le double discours politique participent à l’incompréhension et à l’illisibilité de la politique française en Afrique. La confrontation et le bras de fer entre Paris et les nouvelles autorités militaires conduisaient parfois au départ de l’armée française. Cela favorise le discours des concurrents géopolitiques sur le terrain et affaiblit stratégiquement la position française sur la scène africaine et internationale. La gestion du coup d’Etat au Gabon a été subtile. Cette méthode politique conjuguée à la discrétion diplomatique est une boîte à outils qui permettra d’avoir des résultats efficaces à l’avenir.

Il n’y a pas de sentiment antifrançais. Les Africains aiment profondément la France et les Français n’ont pas de problème particulier en Afrique. Il y a juste un sentiment de rejet réel de la politique française en Afrique. Une politique teintée d’arrogance, de mépris et d’ingérences visibles dans les affaires politiques et économiques de l’Afrique francophone. La propagande prospère sur ces procédés et cette réalité oblige à réviser le logiciel diplomatique sur le continent. La défense des intérêts peut s’accommoder avec le principe de continuité de l’Etat et non de la stabilité politique des régimes. Toute autre considération diplomatique est intenable et inopérante. Il est temps de liquider définitivement la Françafrique pour se projeter vers l’avenir des relations apaisées et mutuellement bénéfiques. Il revient aux Africains de se prendre en charge et de gérer à leur guise les affaires intérieures. Cette demande africaine de respect des souverainetés a été bien résumée, lors de la 78ème Assemblée générale de l’ONU, par le Professeur Robert Dussey, Ministre des Affaires étrangères du Togo : « Nous sommes fatigués par le paternalisme. Nous sommes fatigués par votre mépris de nos opinions publiques ; votre mépris de nos populations et de nos dirigeants. Nous sommes fatigués par votre condescendance. Nous sommes fatigués par votre arrogance ». Les politiques et diplomates français ne peuvent plus continuer de s’entêter, au point de ne pas voir la réalité en face : le changement géopolitique et géostratégique est inévitable en Afrique.

 

Les principes d’une transition réussie

Je ne suis pas pour les changements inconstitutionnels ; mais il faut regarder la réalité en face : le désir de changement et d’alternance est plus fort, même si les voies légales semblent bloquées. C’est dans ce blocage hermétique qu’interviennent les tentatives de coups d’État pour libérer la voie politique et démocratique, tout en entrainant une rupture institutionnelle, politique et diplomatique. Le rôle d’un stratège est d’anticiper ce mouvement en proposant ou en théorisant ses principes de réussite pour relever les défis de la transition parfaite. Au-delà des préoccupations immédiates de maintien ou de rétablissement de l’ordre, il faut suivre le cheminement logique ou la référence doctrinale des fondements d’une transition réussie :

  1. La transformation de la justification du Coup d’Etat en acte politique doit répondre à l’intérêt général avec un dialogue inclusif et la participation de toutes les couches de la population ;
  2. La restauration de l’état de droit avec une gouvernance inclusive, une justice indépendante et une réconciliation nationale sincère ;
  3. La reddition des comptes publics avec le contrôle de l’utilisation de la dette publique et la vérification de l’effectivité des marchés publics ;
  4. Rétablir la confiance des citoyens dans les institutions publiques, notamment les services de défense et de sécurité, l’administration et la justice ;
  5. Mettre fin à la bipolarité politique et sociale en deux camps, celui de l’opposition et celui du pouvoir, pour privilégier la cohésion nationale et la pluralité politique ;
  6. Mettre en place des politiques publiques qui répondent à la justice sociale et au patriotisme économique. Cela exige de financer l’économie nationale avec des partenaires locaux et des institutions financières locales, pour créer des champions nationaux de l’économie à travers l’industrialisation et la transformation des matières premières. Il est nécessaire de mettre fin à la corruption, à la gabegie, au détournement des fonds et à l’accaparement des riches par une minorité d’élite. Une véritable politique de partage et de redistribution de richesse nationale est nécessaire, et doit s’accompagner de retours volontaires des biens détournés sur une courte période contre une garantie d’amnistie. A défaut, une commission spéciale de recouvrement des biens publics illégalement acquis ou détournés doit frapper fort les voleurs et receleurs du peuple ;
  7. La diplomatie et la politique internationale doivent retrouver leur essence, qui consiste à privilégier l’intérêt national et panafricain en toute circonstance ;
  8. Le consensus national est absolument indispensable sur les projets de restauration des institutions démocratiques, fortes et stables capables de protéger le peuple et le pays. Il s’agit d’associer toutes les composantes de la société au processus de transition pour relever collectivement les défis fondamentaux, afin de dessiner un avenir commun désirable ;
  9. La doctrine panafricaine exige de s’opposer, parfois durement, à toutes les influences étrangères, qu’elles soient de l’Occident, de l’Orient ou de l’Eurasie, pour affirmer l’autonomie culturelle, l’indépendance politique, la souveraineté économique et la liberté stratégique. Cette affirmation des valeurs fondamentales constitue une condition nécessaire du développement national et panafricain, qui nécessite de résister sans défaillance à toutes pressions internes et externes. Il faut cultiver cet esprit d’indépendance à l’égard de César hors duquel aucun peuple ne peut s’épanouir ;
  10. La transition doit être pensée dans le respect culturel et selon le génie du peuple concerné. Par cet effort doctrinal, la gouvernance doit cesser d’être une copie internationale pour devenir une vision populaire incarnée au plus profond des citoyens. C’est l’africanisation de la démocratie dont il est question, avec des apports constitutifs de la civilisation africaine millénaire, consignés dans la Charte du Manden, proclamée à Kouroukan Fouga en 1236, comme valeurs essentielles de l’hospitalité et de gouvernance africaine.

Les désirs légitimes des peuples en faveur de la justice sociale, de l’entrepreneuriat national, de la liberté d’expression et des droits fondamentaux se retrouveront conforter par le respect de ces principes qui peuvent guider le processus d’une meilleure transition.

 

Conclusion

L’Afrique est en train de renaître à la grande surprise de ses anciens partenaires. Il est de l’intérêt des Occidentaux de comprendre que ce mouvement est irréversible. Il convient donc  de proposer des projets de développement à fort impact au bénéfice des populations. Les sanctions ne persuadaient pas la volonté de changement des régimes. Construire/reconstruire l’Afrique dans un monde de rivalité géopolitique et géostratégique exige des pays africains à se pencher sérieusement sur des institutions continentales et fédérales fortes, pour faire face aux défis communs de sécurité et de développement dans un contexte de « multicrise » et de convoitise féroce des ressources naturelles. C’est la mission des dirigeants africains ; à défaut, la jeunesse africaine et la nouvelle génération des officiers vont s’en occuper convenablement et vaillamment.

 

Dr. Paul KANANURA

Expert International Senior en Politiques publiques, Gouvernance, Géopolitique et Sécurité stratégique, Président de l’Institut AFRIKA

 

[1] Goïta (A.), Le discours intégral prononcé, ce vendredi 28 juillet 2023, par le Colonel Assimi Goïta, Chef de l’Etat du Mali, 2è Sommet Russie – Afrique, Pétersbourg-Russie, in http://bamada.net/2e-sommet-russie-afrique-a-petersbourg-le-discours-du-colonel-assimi-goita-president-de-la-transition-du-mali (consulté le 04 septembre 2023 et cité par Dr Poussi Sawadogo).

[2] Radio Télévision du Burkina (RTB), Entretien avec le Président de la Transition, Chef de l’Etat, le Capitaine Ibrahim TRAORE, in https://www.youtube.com/watch?v=DZq_BXAzemg (consulté le 08 septembre 2023 et cité par Dr Poussi Sawadogo).