Le régime Assad est donc tombé dans la nuit de samedi à dimanche, au terme d’une offensive éclair (qu’une fois de plus, personne n’avait vu venir…). La coalition rebelle menée par Hayat Tahrir al-Sham (Front de libération du Levant, ou HTS) et qui comprend plusieurs autres organisations, dont l’Armée libre syrienne (ALS) est désormais maîtresse d’une partie importante de la Syrie. De nombreux chefs d’Etat se sont félicités de cette évolution. Paris et Berlin ont annoncé lundi être « prêts à coopérer sous conditions » avec le nouveau régime. Sans pour autant nous éclairer sur ces fameuses conditions. A Londres, on se veut plus circonspect : le ministre des Affaires étrangères, David Lammy estimait lundi après-midi que la chute de Bachar el-Assad « n’apportait aucune garantie de paix » tandis que le Premier ministre Keir Starmer déclarait « qu’il était bien trop tôt » pour retirer le HTS de la liste des organisations terroristes.
Si l’on ne peut, évidemment, que se réjouir de la disparition d’un régime (et d’une dynastie el-Assad) qui a régné sur la Syrie durant les 54 ans d’une épouvantable dictature, les interrogations sur l’avenir sont trop nombreuses pour que l’on puisse signer un chèque en blanc aux « rebelles » dont un grand nombre n’est rien d’autre que des djihadistes plus ou moins reconvertis. Abandonner le treillis de combat pour le costume ne suffit pas à vous transformer, du jour au lendemain, en parfait démocrate.
Un déferlement de vœux pieux
Néanmoins, de Washington à Paris, depuis dimanche matin, c’est à un déferlement de vœux pieux et d’appels à la construction d’une Syrie « inclusive » auxquels on assiste. Ce qui n’est pas sans rappeler les illusions qui ont accompagné le Printemps arabe au début des années 2010. On sait pourtant comment cette crise se termina. Ce souvenir devrait rendre nos élites politiques prudentes et modestes. Mais elles ont, le plus souvent, la mémoire courte. Ce qui aggrave encore un déficit abyssal de culture historique et une vision du monde qui dépasse de fort peu les murs des palais où s’exerce le pouvoir. Ajoutons-y une méconnaissance totale des réalités du Moyen Orient et le compte sera bon.
Certes, le pire n’est jamais certain. Et je ne céderai pas à la facilité de condamner le pouvoir qui s’installe à Damas avant même qu’il ait pris ses premières décisions. Mais de là à lui faire une confiance aveugle, il y a un pas que je me refuse à franchir. Nous jugerons sur pièces.
Reste, en attendant, que les motifs d’inquiétude sont nombreux.
Un dirigeant formé dans les pires mouvances djihadistes
Quelle confiance en effet peut-on faire à Ahmed Hussein al-Chara, mieux connu sous son nom de guerre d’Abou Mohammad al-Joulani ? Certes aujourd’hui, il se présente comme un modéré et jure, la main sur le cœur, qu’il veut faire de la Syrie un Etat pour tous les Syriens. Mais sa jeunesse et toute sa formation intellectuelle et politique se sont jouées dans les pires mouvances djihadistes.
Né dans une famille de la bourgeoisie nationaliste socialisante, il a 18 ans lorsqu’il commence à se radicaliser, en 2000, sous l’influence, confiera-t-il un jour, de la deuxième intifada qui l’exalte. Trois ans plus tard, il gagne Bagdad que les Américains viennent d’occuper et rallie al-Qaïda en Irak, alors dirigé par le sanguinaire Abou Moussab al-Zarkaoui. Après un bref passage au Liban où al-Qaïda l’a chargé d’apporter son expertise à sa franchise locale, Jound al-Sham, formée pour l’essentiel de réfugiés palestiniens, il retourne en Irak où il est capturé par les forces américaines. Il passera cinq ans en détention, d’abord à la prison d’Abou Ghraib de sinistre mémoire puis à Camp Bucca qui a pu être décrite comme une véritable « université du djihad » : de nombreux cadres islamistes y étaient prisonniers et échangeaient expériences et contacts. C’est à Camp Bucca qu’il rencontre Abou Bakr al-Baghdadi. Après leur libération, al-Baghdadi, devenu le chef d’al-Qaïda en Irak le nomme responsable des opérations dans la province de Ninive. C’est alors qu’il prend la kunia (nom de guerre) d’Abou Mohammad al-Joulani.
En 2011, al-Baghdadi envoie al-Joulani en Syrie où il fonde le Front al-Nosra, une couverture pour al-Qaïda (devenue l’Etat Islamique en Irak). Lorsqu’al-Baghdadi fusionne al-Nosra et « L’Etat Islamique en Irak », en 2013, c’est la rupture : al-Joulani refuse de suivre son ancien chef et prête allégeance à al-Qaïda.
La rupture avec l’E.I. puis al-Qaïda
Mais alors que la guerre civile fait rage et que la lutte fratricide affaiblit à la fois al-Nosra et l’E.I., al-Joulani comprend que pour devenir un dirigeant « acceptable » de l’insurrection, il doit se construire une image de modération. En juillet 2016, Al-Nosra rompt avec al-Qaïda – en vérité, il s’agit bien plus d’un divorce à l’amiable, pour des raisons tactiques, que d’une véritable rupture – et se transforme, six mois plus tard, en Hayat Tahrir al-Sham. Dans les interviews qu’il donne à l’époque, al-Joulani répète à l’envi qu’il n’a plus aucune visée djihadiste, qu’il n’attaquera pas « l’Occident » et entend se concentrer exclusivement sur la révolution syrienne. Après que Bachar el-Assad, avec l’aide de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah, ait vaincu l’insurrection, il se replie sur la province d’Idleb dont il devient le dirigeant de facto.
Certes, sous sa direction, la sharia est appliquée avec « modération », que les femmes jouissent de certaines de libertés et que les minorités religieuses sont (plus ou moins) respectées. On peut penser toutefois qu’il ne s’agit là que d’une pure décision « cosmétique » destinée à adoucir son image.
Et c’est toujours ce qu’il fait depuis dimanche matin. Après avoir appelé ses hommes à respecter les officiers et soldats syriens loyalistes qui déposaient les armes et interdit les règlements de compte, le HTS annonçait mardi soir qu’il ordonnait à ses combattants de quitter les villes conquises en quinze jours et qu’ils seraient remplacés par des forces de police « classiques » chargées de restaurer et de maintenir l’ordre.
Sur le plan politique également, Abou Mohammad al-Joulani se veut conciliant : il recherche, affirme-t-il, une transition « en douceur », rencontre le dernier premier ministre d’Assad et organise une passation des pouvoirs en règle.
La personnalité de l’homme qu’il a choisi comme Premier ministre par intérim, Mohammad al-Bashir, n’a rien, en dépit de ses actions humanitaires passées (entre autres au profit des enfants victimes de la guerre civile) de très rassurant. Al-Bashir, en effet, est « très proche » de «l’Ikhwan» (les Frères musulmans) dont il est sans doute membre. Ingénieur de formation, il a passé un « diplôme en Sharia » à Idlib et a dirigé les programmes d’enseignement de la Sharia à la police et aux juges. Il ne cache pas son admiration pour Hassan al-Banna, fondateur de la confrérie et pour Sayed Kutb, l’idéologue du djihadisme Takfiri. Il est également étroitement lié au Sheikh Osama el-Rifai, le grand mufti de l’opposition islamiste à Idlib, lui-même adhérent des Frères. Sa nomination passe mal dans l’ALS (Armée Syrienne Libre) plus modérée mais alliée à HTS dans l’offensive de ces deux dernières semaines. Or, même s’ils tentent toujours de prendre leurs distances avec la violence, les Frères sont bel et bien la matrice idéologique du djihadisme sunnite. Et leur programme politique tient en une formule : « Allah est notre objectif, le Prophète notre chef, le Coran notre Loi, le Djihad notre voie, la mort sur la voie d’Allah notre plus cher espoir ». Difficile d’être plus clair. Cette forte prédominance de l’idéologie des Frères musulmans nourrit des inquiétudes au sein de l’Armée syrienne libre et des tensions sont déjà perceptibles entre les deux groupes qui s’étaient alliés au sein de la coalition qui a renversé l’ancien maître de Damas.
Voilà où nous en sommes, quatre jours après la chute de Bachar el-Assad. Mais bien sûr rien n’est joué.
Trois scénarios
L’avenir de la Syrie peut s’écrire selon trois scénarios. Le premier, le plus optimiste serait qu’al-Joulani ait vraiment changé – non pas, certainement pour des raisons idéologiques profondes, mais parce qu’il a appris les leçons du passé et comprend que la communauté internationale ne laissera pas s’installer un nouveau Califat ou un Emirat islamique à Damas. Pur pragmatisme, donc. Mais qui lui permettrait d’espérer obtenir une aide vitale pour un pays détruit par 54 ans de dictature et 13 ans de guerre civile et dans lequel 70% de la population (au moins) vit sous le seuil de pauvreté.
Le deuxième scénario serait celui de l’implosion de la Syrie, une sorte de « libysation » qui verrait le pays se morceler entre des cantons sunnites, alaouite et kurde et dans lequel, immanquablement, les mouvements partisans du djihad global – al-Qaïda et, surtout l’Etat islamique reprendraient vigueur et tenteraient, à leur tour de renverser le nouveau pouvoir.
Le troisième scénario – peu probable à moyen terme – serait qu’al-Joulani tombe le masque et tente, lui-même d’imposer un modèle radical. Mais, à terme, cela signifierait certainement un isolement de son pays et le retour de la guerre civile.
Quel avenir pour les Kurdes ?
Reste deux questions sur lesquelles on ne peut faire l’impasse : l’avenir du Kurdistan syrien et celui du Hezbollah.
Au rang des mauvaises nouvelles, on ne peut ignorer les inquiétudes que nourrissent, à juste titre, les Kurdes de Syrie pour leur avenir. La victoire de l’offensive menée par le HTS ne s’explique que par deux facteurs : d’abord, la Russie et l’Iran ont « débranché » Bachar el-Assad, ensuite, le HTS a été équipé et renseigné par la Turquie qui y a vu une occasion de faire tomber un dirigeant dans lequel ils n’avaient plus aucune confiance. Mais le soutien turc a évidemment un prix : la liquidation des enclaves kurdes dans le nord-est de la Syrie. Du reste, Ankara a frappé ces enclaves, à plusieurs reprises, depuis dimanche. Mais il est possible, sinon probable, que Recep Tayyip Erdogan demandera à ses alliés locaux de faire le sale boulot.
Une catastrophe pour le Hezbollah et l’Iran
Enfin, il y a quand même une bonne nouvelle : la chute de Bachar est une sévère défaite pour l’Iran et une pure catastrophe pour le Hezbollah. Celui-ci a perdu la « ligne de vie » qui lui permettait de recevoir des armes de Téhéran et n’en sera que davantage affaibli. Au point peut-être de permettre au Liban de se défaire de son oppressante tutelle.
Ceci nous amène cependant à une autre question. Quelle sera l’attitude du nouveau régime face à Israël ? On enregistre à ce jour aucun signal clair sur ce point. Mais que peut-on attendre de dirigeants proches des Frères musulmans, mouvance qui, non seulement est la maison-mère du Hamas mais qui, de plus voue aux « sionistes » une haine au moins égale que celle nourrie par le régime des mollahs à Téhéran ? A fortiori quand l’homme fort de Damas a été fasciné par l’Intifada, a longuement collaboré avec des djihadistes Palestiniens et est issu d’une famille originaire du Golan occupé ?
L’État juif, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé : depuis dimanche, des centaines de frappes aériennes ont visé les bases et installation de l’armée syrienne. La flotte de guerre et l’aviation ont été détruites ainsi que la plupart des dépôts d’armes et les laboratoires où étaient développés des armements chimiques. L’état final recherché, pour utiliser une formule militaire, est double : s’assurer que rien ne tombe entre les mains des djihadistes et qu’il n’y ait aucune nouvelle menace venue du Nord, mais aussi adresser un message au nouveau pouvoir. Et celui-ci est limpide : concentrez-vous sur la Syrie, ne vous mêlez pas de nos affaires et tout se passera bien…