La condamnation à mort d’un jeune homme, l’ingénieur Mohamed Cheikh ould Mohamed ould Mkhaitir, des Tajakant de l’Assaba, pour « crime d’apostasie contre l’islam et son prophète », se place dans une histoire récente et un contexte juridique où l’ambiguïté dominent.
Actuellement, la République islamique de Mauritanie compte plus de 3,7 millions d’habitants, pour une superficie totale de plus d’un million de km2, la population urbaine est de 59%, le taux d’alphabétisation est de 51%, l’espérance de vie de 63 ans, le taux de mortalité infantile de 57,48o/oo et le taux de pauvreté de 42%. Dans l’Indice du développement humain, le pays est classé 161e sur 187 [pnud]. Les villes principales sont Nouakchott, la capitale du pays (près d’un million d’habitants), Nouadhibou, capitale économique du pays (plus de 118 000 hab.), et Kiffa (plus de 60 000 hab.).
En 1959, à la fin de la colonisation française, les dirigeants du nouveau pays choisirent de créer la République Islamique de Mauritanie [rim], pour souligner que la religion musulmane était l’élément d’unité nationale dans un espace habité par des hassanophones (l’arabe local), et par des communautés noires (halpular’en [Tukolor et Peul], soninké, wolof). Il ne s’agissait donc pas de placer la loi musulmane au cœur de l’État, qui par ailleurs restait laïc et tourné vers la France et la langue française, mais de souligner l’adhésion des diverses communautés ethniques à la religion musulmane. La construction de la nation mauritanienne devait donc se fonder sur ce référent religieux, alors que l’administration étatique suivait le modèle hérité de la colonisation française (1901-1959).
Cependant, dès le départ une ambigüité majeure s’installa au cœur de l’État car si la Constitution mauritanienne était inspirée de celle de la Ve république en France (1958), elle reconnaissait également la loi islamique (sharia’a) comme source du droit, notamment pour les affaires concernant le statut personnel et les héritages. Les deux référents juridiques, moderne et islamique, servaient à régler les affaires selon les contextes et parfois en totale opposition, et un troisième référent normatif était également actualisé dans les milieux ruraux, le droit coutumier (urf), notamment dans les affaires foncières. Pendant une brève période, entre 1980 et 1984, le colonel Mohamed Khuna ould Haidallah, président du pays, imposa la sharia’a comme source du code pénal ; mais sa pratique fut abandonnée. Cependant, le Code pénal qu’il promulgua en 1983 reste d’actualité de nos jours et n’a jamais été réformé.
C’est donc dans ce contexte qu’intervient la condamnation à mort de Mohamed Cheikh.
Mohamed Cheikh n’a pas apostasié
Voici les faits. En décembre 2013, Mohamed Cheikh ould Mohamed Ould Mkhaitir, ingénieur de 28 ans, publie un article en arabe, sur Facebook, dans lequel il revendique les droits à l’égalité de la « caste des forgerons » de la société arabophone de Mauritanie [Bidân]. Reprenant le modèle des lettrés, l’auteur fonde son argumentation sur des événements qui ont lieu lors de la naissance de l’islam, rapportés par des savants islamiques qui font autorité, et il conclue en affirmant que les « castes », c’est-à-dire les groupes méprisés pour leurs métiers manuels, n’existent pas en religion. Dit autrement, ils n’ont pas de légitimité en islam. Le 2 janvier 2014 l’Association des ouléma de Nouadhibou dénonce le jeune pour « atteinte au Prophète et blasphème ». Le parquet de Nouadhibou ordonne son arrestation en faisant référence à l’article n°306 du Code pénal mauritanien, qui date de 1983. Après une année en prison, le 24 décembre 2014 il fut condamné à la peine capitale pour « apostasie ».
Disons d’abord que Mohamed Cheikh n’a pas apostasié car il n’a pas renoncé à sa foi musulmane, Mohamed Cheikh n’a pas fait autre chose qu’écrire un texte adressé à ses « frères artisans », et diffusé dans les réseaux sociaux. Un texte qui remet en question le lien entre la religion et les hiérarchies sociales mauritaniennes, en refusant de considérer, comme le font les érudits, que ces hiérarchies ont une légitimité religieuse. Pour fonder son argumentation, Mohamed Cheikh a fait appel aux textes sur la vie du prophète qui ont eu lieu, selon les traditions, au VIIe siècle, au moment de la naissance de l’islam. Étant lui-même inséré dans le groupe de métier des artisans — dit « caste de forgerons » suivant la terminologie coloniale —, Mohamed Cheikh présente un plaidoyer contre le mépris qui frappe ce groupe statutaire, mais aussi celui des artistes musiciens et des groupes serviles. Cependant, il ne blasphème pas, il n’insulte pas le prophète ou l’islam, et il ne renonce pas à sa religion. Lorsqu’on lui fit comprendre que son texte était considéré « blasphématoire », il écrivit un second texte pour arguer de son innocence face aux accusations. Malgré cela, l’Association des oulémas [érudits] de Nouadhibou l’accusa d’apostasie devant le Tribunal de Nouadhibou, qui accepta l’affaire et ordonna la mise en prison de Mohamed Cheikh en se fondant sur le Code pénal de 1983.
L’article 306 de ce Code pénal dispose, selon le site www.droit-afrique.com :
« Tout musulman coupable du crime d’apostasie, soit par parole, soit par action de façon apparente ou évidente, sera invité à se repentir dans un délai de trois jours.
S’il ne se repent pas dans ce délai, il est condamné à mort en tant qu’apostat, et ses biens seront confisqués au profit du Trésor. S’il se repent avant l’exécution de cette sentence, le parquet saisira la Cour suprême, à l’effet de sa réhabilitation dans tous ses droits, sans préjudice d’une peine correctionnelle prévue au 1er paragraphe du présent article.
Toute personne coupable du crime d’apostasie (zendagha) sera, à moins qu’elle ne se repente au préalable, punie de la peine de mort. » [C’est moi qui souligne]
Cela étant, la Constitution mauritanienne garanti la liberté d’expression :
« Considérant que la liberté, l’égalité et la dignité de l’homme ne peuvent être assurées que dans une société qui consacre la primauté du droit, soucieux de créer les conditions durables d’une évolution sociale harmonieuse, respectueuse des préceptes de l’islam, seule source de droit et ouverte aux exigences du monde moderne (…) ».
En un mot, Mohamed Cheikh a été condamné à la peine capitale pour avoir fait usage de sa liberté d’expression dans un pays censé la garantir. Et on peut ajouter que la condamnation pour apostasie n’est pas conforme « aux exigences du monde moderne », ni compatible avec la « garantie intangible (…) des libertés et droits fondamentaux de la personne humaine ».
La peine de mort en République Islamique de Mauritanie
En Mauritanie, la peine de mort concerne les crimes suivants : homicide, terrorisme, viol, apostasie, adultère, trahison, espionnage, torture, parjure, complicité et homosexualité. Cependant, elle n’est pas appliquée depuis le 6 décembre 1987, lorsque trois officiers noirs de l’armée (les lieutenants Ba Seydi, ancien commandant de la base navale de la capitale, Sarr Amadou et Sy Saidou, ancien officiers d’état-major), furent fusillés par la justice militaire sous l’accusation de complot contre l’État. Depuis lors, 52 personnes accusées de terrorisme se trouvent dans le couloir de la mort (Ensemble contre la peine de mort, Mauritanie).
Montée de l’islamisme
La condamnation de Mohamed Cheikh révèle l’ampleur de l’importance acquise au fil des années par les mouvements islamistes qui ont été directement influencés et financés par l’Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe. L’islamisme oriental, salafiste et wahhabite, a commencé à s’introduire en Mauritanie dès la fin des années 1970, mais il a acquis de l’importance après les années 1990. Les militaires ont souvent réprimé cet islamisme politique, étranger à un pays socialement très ouvert, de tradition sunnite, centré sur la pratique privée et austère de la religion, sur les réseaux confrériques et sur le soufisme. La chute du régime de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya, en 2005, a ouvert les portes à un grand changement social et politique. Après une année de gouvernement militaire dirigé par le général Ely ould Mohamed Vall, un gouvernement civil fut élu en 2007. Mais le président Sidi ould Abdellahi fut démis de ses fonctions par un nouveau coup d’État dirigé par le général Mohamed ould Abdel Aziz, qui se fit élire président en 2009, et qui vient d’être réélu en juillet 2014. Contrairement à la période précédente, l’islamisme se présente sous de nouveaux habits et n’est plus ouvertement attaqué. Trois forces islamiques coexistent dans le pays : les érudits [ouléma] et/ou les imams des grandes mosquées, loyaux aux pouvoirs en place ; les groupuscules islamistes financés par les Saoudiens qui sont devenus très populaires dans les quartiers pauvres des grandes villes ; et enfin le parti Tawassoul, adhérant au parti des Frères musulmans d’Égypte, qui, en l’absence de partis d’opposition légale lors des dernières élections présidentielles, a obtenu 16 sièges au Parlement et constitue actuellement la seconde force politique en Mauritanie.
Campagne des islamistes contre les « apostats » qui s’expriment sur les réseaux sociaux
Depuis décembre 2013, la mouvance islamiste a commencé une campagne à l’encontre de ceux qu’elle appelle les « apostats », c’est-à-dire leurs adversaires déclarés sur les réseaux sociaux, dont Facebook. Selon les associations de défense des droits humains (l’Association des femmes chefs de famille, l’Association mauritanienne des droits de l’homme, Conscience et résistance, et sos Esclaves) qui ont publié un communiqué en janvier, des « comités ad-hoc » se sont formés pour dénoncer des jeunes, surtout des jeunes filles, auprès de leurs familles pour qu’elles leur interdisent l’accès aux réseaux sociaux. Certains membres de ce qu’il faut bien désigner comme une « police des mœurs » mauritanienne, sont allés dans les rédactions des journaux la veille du Nouvel an pour annoncer que toute festivité ferait l’objet de représailles. L’un des imams de ce qu’on peut appeler l’islamisme populiste, Shaykh Ridha, a lancé une fatwa [avis juridique] « condamnant la montée de l’athéisme via Facebook et les autres réseaux sociaux » et a exigé que les parents protègent leurs enfants du « vice de l’impiété ».
Il faut préciser que, depuis plusieurs années déjà, les réseaux sociaux sont le centre d’échanges entre les jeunes qui, comme ailleurs dans le monde, découvrent une nouvelle forme de liberté d’expression et une source d’informations illimitée sur la marche du monde. C’est contre cet état de fait, au demeurant impossible à arrêter, que s’insurgent les « policiers des mœurs » de plusieurs pays musulmans.
Ainsi par exemple, en Arabie Saoudite, le président de la commission pour la Promotion de la vertu et la répression du vice, a interpellé le ministre de l’Intérieur pour lui demander de sévir contre les athées qui insultent Dieu le Très Grand et son prophète dans les réseaux sociaux. Au cœur du monde islamique est par exemple apparu une Association des athées saoudiens [Atheist of Saudi], qui veut être une plate-forme pour le débat idéologique entre athées du monde arabe (Courrier International n°1248 du 2 au 8 octobre 2014).
Les Mauritaniens ne sont pas les seuls à connaître une tension qui oppose de plus en plus clairement les musulmans, souvent jeunes, contre les tenants d’une société rigoriste, influencée par l’expansion des idées salafistes et qui sont pourtant étrangères aux pratiques religieuses anciennes en Mauritanie.
Dans ce contexte, l’affaire qui nous occupe fut montée en épingle et le jeune auteur d’un texte remettant en cause la légitimité islamique de la hiérarchie sociale, notamment la « caste de forgerons », devint un bouc-émissaire pour les islamistes et pour les officiels de l’islam. De toute évidente, ce qui a le plus dérangé les élites religieuses et la quasi totalité des Mauritaniens, est que le jeune homme appartienne à un groupe statutaire méprisé, qu’il ait cependant une bonne formation en islam et en arabe classique, et qu’il se soit permis, si l’on peut dire, de remettre en question un ordre social encore conçu comme inchangeable.
La hiérarchie sociale d’un point de vue anthropologique
Avant de continuer, il faut dire un mot sur la structure de la hiérarchie statutaire mauritanienne, tous groupes ethniques confondus. Les sociétés d’anciens nomades du Sahara et des pasteurs et agriculteurs du Sahel, sont distingués en deux grandes catégories statutaires : les « groupes libres » et les « groupes serviles ». Cette hiérarchie est cependant très fluide et changeante et en aucun cas rigide, comme l’ont laissé croire les auteurs coloniaux et les auteurs orientalistes. A l’intérieur de cette hiérarchisation, fruit de l’histoire, au sein du groupe des hommes libres coexistent des groupes de métier spécialisés (les pêcheurs, les artisans, les griots), plus ou moins endogames, que les Portugais puis les Français ont appelé « castes », faisant allusion aux groupes endogames et fermés de l’Inde. En raison de leurs contacts avec des matières considérées comme sales, ou de leur art considéré comme vulgaire (les chanteurs et danseurs), les groupes religieux ont fabriqué des idées qui excluent ces groupes des « aristocraties » nobles par naissance, c’est-à-dire les religieux et les guerriers.
L’idée selon laquelle la filiation (le « sang ») fonde la hiérarchie reste très forte en Mauritanie, au-delà du fait que, dans la pratique courante, les alliances matrimoniales et les mélanges entre groupes statutaires et entre groupes ethniques sont ordinaires. Les mêmes hiérarchies qui distinguent les « nobles » des « castes » et des « esclaves/affranchis » existent dans les sociétés halpular’en, soninké et wolof de la Mauritanie et des pays voisins. Les groupes serviles sont cependant plus visibles chez les Bidan [arabophones, et bidân hommes libres] car ils sont d’origine noire, issus des razzias et du commerce transsaharien. On distingue en leur sein les esclaves (abd) et les « affranchis » (dits hratin) qui connaissent des situations de dépendance très diverses vis-à-vis de leurs anciens maîtres. Leur poids démographique est très important dans la société hassanophone, et depuis une dizaine d’années leurs revendications d’égalité sociale sont passées au devant de la scène politique.
Étant parmi les plus pauvres citadins, nombre d’entre eux adhèrent aux idées ultra-conservatrices des prêcheurs — notamment Shaykh Mohamed ould Sidi Yahya, qui a salué la condamnation à mort de Mohamed Cheikh comme un « exemple de la justice mauritanienne ».
Une appartenance plus large est également d’actualité et elle englobe les clivages de statut : ce sont les groupes de parenté élargie, dits « qabâ’il » (sg. qabîla) en hassaniyya [les « tribus » des orientalistes], et les lignages chez les sociétés noires. Bref, les Mauritaniens appartiennent à un groupe de parenté élargie et à un groupe statutaire, leurs identités régionales restent fortes et l’identité nationale est en cours de construction. Les notions de démocratie et de liberté individuelle sont encore mal connues du grand nombre, et les personnes éduquées sont elles-mêmes prisonnières de leurs appartenances statutaires et de parenté. La prise de parole reste en conséquence très délicate, voire impossible, car tout le monde est constamment « surveillé par les Autres » (famille, parentèles, amis, collègues, partis, autorités étatiques, imams, oulémas et chefs religieux).
Cette situation a été directement alimentée par les gouvernements militaires et civils du pays qui, par crainte de généraliser la démocratie dans un pays pauvre et non éduqué, ont toujours instrumentalisé les appartenances sociales d’ancien régime (« tribu », « ethnie », statuts) à des fins de politique politicienne. Paradoxalement, l’introduction de la démocratie en 1992, s’est effectuée dans le cadre des « tribus » et des « ethnies », qui loin de disparaître, comme le prétendait le premier président du pays, Mokhtar ould Daddah, se sont reproduites dans le cadre des « partis politiques ». Mieux, des chefferies et des groupes de « notables » qui n’existaient plus se sont recomposés et agissent sur la scène politique en apportant leur soutien à tel ou tel candidat, surtout ceux du parti au pouvoir car cela leur garantit l’accès aux richesses nationales.
En un mot, la liberté d’expression ne conduit pas à une démocratisation de la vie sociale et politique, mais elle reste surveillée et autocensurée par les élites éduquées mauritaniennes qui n’osent pas aller au-delà du « socialement correct ». Autant de raisons qui expliquent le silence et la crainte des universitaires et des intellectuels face à la condamnation de Mohamed Cheikh, que personne n’a défendu en dehors des associations de défense des droits humains, de quelques journalistes et de certaines personnes de la société civile.
Comment l’affaire s’emballe
Au début, l’article de Mohamed Cheikh, dont nous avons pourtant la teneur, passe inaperçu. Mais le 2 janvier 2014, l’Association des oulémas de Nouadhibou dénonce le jeune pour « atteinte au Prophète et blasphème ». Le parquet de Nouadhibou ordonne son arrestation en faisant référence à l’article n°306 du Code pénal. Celui-ci déclare que « tout musulman coupable du crime d’apostasie, soit par parole, soit par action de façon patente ou évidente, sera invité à se repentir dans un délai de 3 jours. S’il ne se repent pas dans ce délai, il est condamné à mort en tant qu’apostat, et ses biens seront confisqués au profit du trésor. » Visiblement terrorisée par ces accusations, la famille du jeune ingénieur le bannit, les parents de son épouse la forcent à quitter le domicile conjugale et l’emmènent à Guérou (région de l’Assaba), le mariage devient caduc en raison du « crime d’apostasie ». L’employeur du jeune homme le renvoie, ses collègues l’insultent et le menacent, et il continue à défendre son innocence. Il écrit un second texte dans lequel il s’explique, précisant n’avoir jamais insulté le prophète, et défendant son innocence de bon musulman. Mais personne ne l’a entendu, et les choses sont allées de mal en pis.
En février 2014, son avocat, maître Mohameden ould Icheddou, a déclaré que le parquet était responsable du black-out total autour du repentir de son client, alors même qu’ils ont été « authentifiés et consignés dans un acte judiciaire » [Cridem du 23 février 2014]. Le Juge d’instruction aurait reconnu dans son rapport le dit repentir mais aurait ajouté que cela ne le dispensait pas d’être traduit devant la Cour criminelle [ani, Noor Info du 3 février].
Les réactions des mouvances islamistes
Les mouvances islamistes se sont servies de cette triste affaire pour agiter les populations et montrer leur force de mobilisation, notamment le très populaire prêcheur Shaykh Sidi Yahya. Les manifestations de Nouadhibou furent très violentes, les manifestants exigeaient la mise à mort de Mohamed Cheikh, « conformément à la sharia’a » [loi islamique]. D’autres marches se sont tenues à Nouakchott, les manifestants, encadrés par des meneurs, se sont dirigés vers le Palais du gouvernement, où ils furent reçus par le président. Un homme d’affaires de Nouadhibou offrit 4 millions d’ouguiyas (10 000€) à quiconque tuerait le jeune homme ; cet homme d’affaires n’a pas été inquiété par les autorités pour cette mise à prix illégale de la vie d’un homme. De son côté, la présidente de la Commission nationale des droits de l’homme (cndh), Irabiha mint Abdel Wedoud, a émis un communiqué dans lequel elle affirme que les écrits de Ould Mkheitir sont « blasphématoires, vexatoires et provocateurs », et « hérétiques » et elle a demandé sa mise à mort pour apostasie.
En fait, les propos de Mohamed Cheikh ne sont pas exceptionnels, comme le note Ahmed ould Soueid Ahmed, ils « ont été manipulés sciemment pour leur donner un maximum d’écho dans la population », car des milliers de jeunes s’expriment librement sur tous les sujets sur Internet sans être inquiétés. D’autre part, l’accusation d’apostasie et la condamnation à mort ont généré un vaste mouvement de repli et de peur qui s’est reflété par la réprobation unanime de la publication des deux textes, qui ont disparu d’internet dans sa version arabe pendant plusieurs jours, avant qu’un journaliste ne les fasse traduire en français et rende le second texte accessible en arabe. Cependant, la majorité des partis politiques, et notamment le parti islamiste Tawassoul, seconde force politique dans le pays, l’ont condamné en reprenant les mêmes termes des oulémas ultra conservateurs. Cela alors même que ces derniers n’ont pas condamné, eux, les attentats jihâdistes au Mali, dont la destruction de mosquées à Gao et de la bibliothèque de Tombouctou, ni les profanations des tombes des saints.
Dans ces conditions, comme le soulignent les associations de défense des droits humains citées plus haut, cette condamnation montre la montée en puissance de l’obscurantisme islamiste, « vecteur désormais avéré de la gouvernance liberticide, moralisatrice et sexiste. » Cette analyse a été illustrée en juin 2014 par la fatwa [avis juridique] de mise à mort lancée par le chef du courant radical Ahbab Errasoul [les amis du prophète] contre la militante des droits humains Aminetou mint el-Mokhtar, présidente de l’influente Association des femmes chefs de famille, qui avait pris la défense du jeune ingénieur. Le texte de la fatwa est très violent et énonce : « quiconque la tue ou lui arrache les deux yeux sera rétribué par Allah. » [Lalibre, Noorinfo du 7 juin]. Aminetou a déposé plainte contre l’auteur de cette fatwa, Yehdih ould Dahi, qui a été finalement arrêté et placé sous contrôle judiciaire au début janvier 2015.
Derniers faits enregistrés
Au début, l’article de Mohamed Cheikh passe inaperçu, mais le 2 janvier 2014 l’Association des ouléma de Nouadhibou dénonce le jeune pour « atteinte au Prophète et blasphème ». Le parquet de Nouadhibou ordonne son arrestation en faisant référence à l’article n°306 du Code pénal. Celui-ci déclare que « tout musulman coupable du crime d’apostasie, soit par parole, soit par action de façon patente ou évidente, sera invité à se repentir dans un délai de 3 jours. S’il ne se repent pas dans ce délai, il est condamné à mort en tant qu’apostat, et ses biens seront confisqués au profit du trésor. » Visiblement terrorisée par ces accusations, la famille du jeune ingénieur le banni, les parents de son épouse la forcent à quitter le domicile conjugale et l’emmènent à Guérou (région de l’Assaba), le mariage devient caduc en raison du « crime d’apostasie ». L’employeur du jeune homme le renvoie, ses collègues l’insultent et le menacent, et il continue à défendre son innocence. Il écrit un second texte dans lequel il s’explique, précisant n’avoir jamais insulté le prophète, et défendant son innocence de bon musulman. Mais personne ne l’a entendu, et les choses sont allées de mal en pis.
Au mois de mai 2014, Mohamed Cheikh serait passé devant un juge à Nouadhibou et il serait retourné en prison ensuite, où il aurait commencé une grève de la faim.
Il est important de remarquer que le 22 juin 2014, l’érudit mauritanien Muhammad al-Mukhtar al-Shinqiti a publié sur son compte Twitter une fatwa concernant l’apostasie en islam et précisant que la peine de mort n’est pas applicable dans ce cas. Mais elle n’a pas reçu l’attention requise. On propose ici une traduction française [Voir l’Annexe].
Finalement, le 24 décembre, le tribunal de Nouadhibou l’a condamné à mort, son procès avait été ouvert avec deux avocats commis d’office, maître Mohamedou ould Icheddou, un avocat célèbre du pays, avait renoncé à le défendre en février 2014 suite à des menaces de mort contre lui même et sa famille [afp, Mauriweb, Noorinfo du 25 décembre]. Une pétition signée par quatre associations mauritaniennes a circulé dès le mois de janvier 2014, récoltant plus de 3000 signatures après le verdict. D’autres organisations mauritaniennes se sont prononcées en sa faveur au début janvier 2015 : l’IRA, association anti-esclavagiste dirigée par Biram ould Abeid, actuellement en prison (il a été condamné à deux ans de prison en janvier 2015) ; et l’appel de la majorité des associations pour l’union nationale et contre la peine de mort.
L’Union européenne a rendu publique son opposition ferme à cette condamnation dans un communiqué cité par le CRIDEM, où « elle considère que la peine de mort constitue une sanction cruelle et inhumaine qui n’a aucun effet dissuasif et représente une négation inacceptable de la dignité et de l’intégrité humaines. La Délégation de l’Union européenne a pris note de l’appel de cette décision introduit par les avocats de M. Mohamed Cheikh Ould Mohamed auprès de la Cour Suprême et espère que celle-ci annulera ce verdict. »
Mohamed Cheikh a fait appel de sa condamnation et reste défendu par des avocats commis d’office. On n’a pas de confirmation que le procès serait tenu au mois de mars 2015. Au vue du caractère exceptionnel en Mauritanie de cette affaire, il s’agirait pour certains de faire un exemple qui viserait en fait des jeunes de bonne famille qui auraient adhéré aux idées athées et/ou qui appelleraient à une réforme religieuse.
La Mauritanie ne peut laisser Mohammed Cheikh sous la menace d’être exécuté
Nous sommes devant un cas grave de dysfonctionnement de la justice mauritanienne qui, suivant le Code pénal de 1983, n’a pas tenu compte du repentir de l’accusé, Mohamed Cheikh ould Mohamed ould Mkhaitir, vis-à-vis des écrits qu’il a publié de bonne foi, en faisant usage de son droit à la liberté d’opinion et de pensée, et à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Constitution mauritanienne de 1991. Cela étant posé, Cheikh Mohamed n’a pas apostasié, c’est-à-dire qu’il n’a jamais renoncé à sa foi musulmane, il s’est borné à remettre en question l’ordre hiérarchique mauritanien en s’appuyant sur des exégèses de l’histoire de l’islam antique.
Or, comme l’a rappelé le président Mohamed ould Abdel Aziz au lendemain des faits, la Mauritanie n’est pas un pays laïc. Pourtant, elle a signé des conventions internationales qui défendent les droits humains et le respect à la liberté d’expression : la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui, dans son article 18, dispose :
« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »
La Mauritanie a signé également la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1986), qui, dans son article 8 dispose :
« La liberté de conscience, la profession et la pratique libre de la religion, sont garanties. Sous réserve de l’ordre public, nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés. »
Et, enfin, la Mauritanie a signé la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (2004, ratifiée le 27 septembre 2011 à New York). La convention interdit l’usage de la torture et de toute forme de peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants, qu’ils soient de nature physique ou morale. En conséquence, on peut espérer qu’une révision du jugement contre Mohamed Cheikh ould Mkhaitir soit acceptée par la justice mauritanienne en tenant compte de son repentir, ce qui conduirait logiquement à sa libération sous la protection de l’État.
Dans un cadre plus général, on doit s’étonner du silence et/ou de l’indifférence affichées par la majorité de la population face à un cas grave de dysfonctionnement de la justice et d’atteinte aux droits humains.
Notons enfin que pour de nombreux musulmans, – on peut citer les réflexions poussées de l’érudit Muhammad al-Mukhtar al-Shinqiti -, l’apostasie ne devrait être sanctionnée par la justice islamique. La Sourate 2 du Coran, La Génisse [al-bakarat], dans le Verset 256, stipule clairement : « Pas de contrainte en créance. » [Le Coran, trad. André Chouraqui]
Mariella Villasante Cervello
Anthropologue, Spécialiste de la Mauritanie