Le trait est net et sans bavures. L’aquarelle est colorée et lumineuse. Frédéric Peynet a atteint sa maturité artistique dans cette adaptation du roman de David Khara, « Le projet Bleiberg ». Le dessinateur nous fait voyager dans l’Amérique urbaine, et nous replonge dans l’histoire de l’Allemagne nazie. « Le patient 302 », troisième et dernier tome, paraîtra le 22 février.
A quelques semaines du Festival d’Angoulême, rencontre avec un dessinateur qui n’hésite pas à s’engager pour défendre son métier.
Opinion Internationale : Monsieur Peynet, vous reprenez les crayons pour le troisième et dernier tome de la série « Le projet Bleiberg » qui va sortir le 22 février. Qu’est ce qui vous a plu dans le roman et vous a donné envie de l’adapter en bande dessinée ?
Frédéric Peynet : L’adaptation en bande dessinée du Projet Bleiberg était déjà en pourparler lorsque j’ai rencontré Serge Le Tendre et David Khara, pour travailler avec eux sur une autre adaptation, les Vestiges de l’Aube.
Ils sont amis dans la vie, et ont chacun beaucoup de respect et d’admiration pour le travail de l’autre. Leur envie commune de réunir littérature et bande dessinée est alors venue naturellement.
De mon côté, j’avais lu et beaucoup apprécié la trilogie des Projets écrite par David (Bleiberg, Shiro et Morgenstern), mais il n’était alors pas question de moi comme dessinateur, puisque j’étais déjà très occupé par cette autre série.
C’était une certaine source de frustration pour moi, car je trouvais effectivement que Bleiberg se prêtait bien à une adaptation. L’histoire était forte, intense en émotions, les personnages étaient particulièrement bien campés, et le climat mis en place par David faisait fonctionner mon imagination à pleine vitesse. C’est le genre de roman qui vous prend tout de suite par le col de chemise et ne vous lâchera qu’une fois seulement le mot FIN franchi !
Heureusement pour moi, Serge qui s’occupait de l’adaptation en bande dessinée, souhaitait que ce soit moi qui dessine le Projet Bleiberg. David était également d’accord, et nous avons donc pu nous tourner tous trois vers notre éditeur qui, de façon très compréhensive, a finalement accepté d’attendre plus longtemps que je termine les Vestiges de l’Aube pour prendre part – avec grand plaisir – à l’aventure Bleiberg.
Ce n’est pas la première collaboration avec David Khara et Serge le Tendre. La bande dessinée est-elle une histoire d’amis ?
Il y a autant de collaborations qu’il y a d’auteurs. Certaines se passent bien, d’autres effroyablement mal. Certaines sont sans saveur, d’autres vous donnent envie de tout donner. Ce fut ce dernier cas pour Bleiberg !
Serge a une façon de travailler assez particulière : toute l’étape de story board se fait à deux, scénariste et dessinateur à la même table, ensemble. Nous travaillons pendant une semaine côte à côte sur une trentaine de pages de l’album. Cela permet d’enrichir l’histoire, de rebondir sur les idées de l’autre, de mieux cerner l’ensemble du scénario, mais cela nous permet également de mieux nous connaître, nous. De partager des bons moments pendant le travail et après, autour d’un bon repas en famille. Car aller chez l’autre permet de connaître sa famille également, de connaître son environnement, ses habitudes, son quotidien. Cela crée forcément des liens très forts.
J’ai d’ailleurs fait ma déclaration d’amour à Serge devant ma femme. Avec un coup dans le nez, certes, mais c’est vous dire !
Il y a toujours eu beaucoup de camaraderie et de bienveillance de la part de Serge et de David envers moi. Je les admire tous les deux en tant qu’auteurs, et je les aime en tant qu’amis.
Je n’oublierai jamais la tête de David lorsqu’il a découvert le story board du tome 3. Nous étions dans un restaurant, et je le voyais très ému. Il est notre premier lecteur, et celui que nous voulions le plus toucher car il nous a tellement fait confiance en nous confiant son univers. Sa réaction fut très touchante.
J’espère que cette complicité peut se ressentir dans la qualité de notre travail et notre engagement à donner le meilleur.
Le projet Bleiberg nous fait voyager dans l’Amérique actuelle et nous plonge aussi dans l’histoire de la deuxième guerre mondiale. Est-ce facile de passer d’une époque à l’autre ?
C’est justement tout l’intérêt de cette adaptation pour le dessinateur que je suis !
Autant de situations différentes, d’émotions, d’atmosphères et d’architectures à dessiner, à mettre en couleur, c’est un nouveau challenge à chaque scène !
Quand on crée, on se glisse dans la peau de nos personnages, et ce qu’ils vivent, on le vit. Il faut se mettre à leur place pour pouvoir retranscrire au mieux leurs émotions, pour être le plus juste possible. Cela nous amène alors à rire avec eux, mais aussi à pleurer avec eux.
Ce fut éprouvant de dessiner certaines scènes issues de la seconde guerre mondiale. Le ghetto de Varsovie, la vie dans les camps de Stutthof, de Treblinka, à travers les yeux d’un enfant… En tant que papa, ça m’a pas mal remué, ça fait forcément réfléchir…
Au niveau de la documentation, s’il est très facile de s’en procurer pour le monde contemporain, j’ai eu quelques difficultés par rapport à certains lieux de la seconde guerre mondiale.
Par exemple, la résidence d’hiver d’Hitler, le Berghof. Peu de photos existent car le lieu a rapidement été démoli en 1945 par des bombardements anglais puis par un incendie des SS. Et même si un film – Walkyrie – en montre certaines parties reconstituées, tout ne correspond pas exactement au lieu réel, d’après les documents que j’ai pu trouver. J’ai donc passé un long moment à comprendre les lieux, à trouver des documents en couleurs (car les photos en noir et blanc n’aident pas le coloriste à trouver les teintes correctes) pour essayer d’être le plus crédible possible. Ce sont finalement les films personnels d’Eva Braun qui m’ont le plus servi.
Le premier volume est sorti en 2017, le troisième et dernier paraît en février 2019. Ce sont deux années complètes passées avec ces personnages. Vous tournez la page ?
Ce furent même plus de trois années passées en leur compagnie, car si le premier tome est sorti en 2017, il m’a fallu en réaliser le dessin et la couleur auparavant, et Serge l’adaptation, plus en amont.
Oui, je tourne la page parce qu’il faut bien avancer, mais je garde une grande tendresse pour nos trois personnages. J’ai beaucoup aimé les animer, principalement Jeremy dès qu’il commet une maladresse.
Passer trois ans avec eux, à les voir évoluer tous les jours, les dessiner en train de rire, de pleurer, de souffrir, de rêver, cela crée un rapport particulier. Ils font partie de la famille. J’ai versé ma larme en dessinant la dernière planche.
Le métier d’auteur de BD
Le métier d’auteur de bandes dessinées est-il un beau métier ?
Merci de dire que c’est un métier. Cela n’a pas l’air d’être évident pour tout le monde.
Passer dix heures par jour à créer, cinq jours sur sept (voir plus pour certains), être rémunéré pour cela, payer des cotisations sociales, des taxes, des impôts (pour ceux qui vendent suffisamment), oui, c’est un métier ! Et pourtant, certains continuent de penser le contraire…
Pour moi, c’est un beau métier. C’est ce que j’ai toujours voulu faire depuis qu’on m’a mis une bande dessinée dans les mains à l’âge de six ans. C’est ce qui m’anime, c’est ce pour quoi je vibre.
Raconter des histoires, faire passer des émotions, vivre ici ou ailleurs, dans le passé, le présent ou le futur, transporter les lecteurs le temps d’un album, partager quelques années avec des personnages que l’on a créés, parler d’eux comme s’ils étaient réels, c’est assez magique.
C’est un métier exigeant, dur, fait d’espoirs et de déceptions, de plus en plus délicat à cause de la dégradation de nos conditions, comme beaucoup d’autres métiers malheureusement.
Mais c’est ce pour quoi je suis fait, alors tant que je peux continuer…
Justement, vous avez récemment soutenu « la ligue des auteurs professionnels » qui cherche à défendre et améliorer les conditions et la rémunération des auteurs de bandes dessinées. Vous pouvez nous en dire un mot ?
Les auteurs, qu’ils soient scénaristes, écrivains, dessinateurs, coloristes, illustrateurs, sont à la base de toute une industrie dont les médias ne cessent de vanter les chiffres tous les ans : celle du livre. Sans auteurs, pas de livre.
Or, si le marché du Livre voit son chiffre d’affaire afficher une légère progression d’année en année, la situation des auteurs, elle, se dégrade tout en même temps.
Les Etats-Généraux de la BD ont récemment démontré que 53% des auteurs de ce secteur vivent sous le SMIC, dont 36% sous le seuil de pauvreté.
De surcroît, notre statut est particulier. Nous ne sommes pas salariés, ni intermittents, nous n’avons pas droit au chômage…
Récemment, différentes réformes sociales et fiscales ont été menées sans tenir compte des spécificités de nos métiers, ce qui a accentué encore plus la précarité d’auteurs déjà en difficulté.
Les auteurs ont donc du mal à voir l’avenir sereinement. Nous sommes dans le flou le plus complet, ce qui peut laisser penser que ces réformes ne sont que des bricolages faits de bout de ficelles.
En partie parce que, notamment, les auteurs ont toujours été mis de côté dès qu’il fallait aborder notre sujet.
C’est – je crois – ce manque de lisibilité qui a mené plusieurs associations et syndicats d’auteurs à se rassembler pour créer la Ligue des auteurs professionnels.
Leur volonté est de faire prendre conscience des spécificités de notre statut d’auteur, et de pouvoir discuter avec les différents gouvernements des réformes à venir, en ayant un plus grand poids. Le but n’étant pas d’empêcher des réformes d’avoir lieu, mais plutôt de faire en sorte qu’elles soient réalisées en bonne intelligence.
Pour celles et ceux qui souhaiteraient en savoir plus, je vous encourage à aller sur le site de la Ligue : https://ligue.auteurs.pro/
Sans vouloir faire d’amalgames, la « ligue des auteurs professionnels » et le mouvement des gilets jaunes tirent tous les deux la sonnette d’alarme. Y-a-t’il des similitudes ?
Je ne peux pas parler de ce sujet au nom de la Ligue, puisque je n’en suis pas un représentant officiel. Je précise donc que je n’exprime ici que mon opinion, en aucun cas celle de la Ligue.
Des nombreuses demandes venues de la part des gilets jaunes, je retiens le sentiment de profonde injustice, d’une grande inégalité. Payer des impôts, des taxes, d’accord, mais que cela serve à tous, et non pas juste à enrichir ceux qui gagnent déjà suffisamment. Cette demande de plus d’équité peut être comparable à la demande des auteurs.
Nous faisons vivre tout un secteur, des dizaines de milliers d’emplois sont créés grâce à notre travail, ne soyons pas la variable d’ajustement de ce secteur !
Transmettre
Vous partagez votre expérience sur les réseaux sociaux et vous publiez des vidéos de tutos sur la création de bandes dessinées. Pourquoi cette forme de transmission ?
Lorsque j’étais adolescent, j’étais avide de renseignements en tous genres sur le métier de dessinateur de bandes dessinées, mais je trouvais très peu de choses. Il n’y avait pas internet, et je n’avais pas accès aux rares livres qui traitaient du sujet. Je n’obtenais aucune réponse à mes questions les plus basiques (« Pourquoi dans la BD, le trait noir est-il si noir alors que lorsque je colorie mes dessins, mon trait devient gris ? », « Qu’est-ce qu’ils utilisent comme outil pour dessiner et mettre en couleur ? », « Quel est le format de leurs pages ? »…).
C’était une situation très frustrante pour le jeune que j’étais qui ne demandait qu’à apprendre, comprendre, digérer tout ce qu’il aurait pu lire là-dessus pour progresser et espérer atteindre un jour son rêve.
Par la suite, j’ai eu la chance de croiser des professionnels bienveillants (Régis Loisel, Didier Crisse, Laurent Vicomte, Jean-Charles Gaudin…) qui ont su me guider, m’expliquer quoi améliorer dans mon dessin, dans mes mises en scène. Ils ont su me donner suffisamment confiance en mes capacités pour que j’ose me lancer.
C’est en pensant à cet ado là que je transmets aujourd’hui ce qu’ont bien voulu me transmettre ces auteurs et ce que j’ai appris moi-même. En espérant que ça serve aux plus jeunes.
Quels sont vos projets ?
Il est trop tôt pour en parler. Je suis reparti pour un nouveau marathon. Une case après l’autre, une planche après l’autre, une scène après l’autre. Réponse dans quelques années…
Propos recueillis par Laurent Caron
LE PROJET BLEIBERG TOME 1 – LES FANTÔMES DU PASSÉ |
LE PROJET BLEIBERG TOME 2 – DEEP ZONE |
Copyright Photo d’illustration : C-RITA-SCAGLIA-2014
Événement à suivre :
46° festival de la bande dessinée d’Angoulême du 24 au 27 janvier 2019